L'épée du siècle

 S’il est un livre « engagé » dans l’Histoire, c’est bien celui-là. Le destin en était tracé d’avance comme celui de de Gaulle lui-même. Ce livre « est la matrice d’un destin » comme l’écrit Hervé Gaymard dans sa préface  claire et pleine de flamme. La conjonction du thème et des événements ultérieurs n’est pas le moins étonnant de cet ouvrage tout orienté vers un futur qu’on sent proche, presque inévitable à toutes les pages.
 S’il est un livre « engagé » dans l’Histoire, c’est bien celui-là. Le destin en était tracé d’avance comme celui de de Gaulle lui-même. Ce livre « est la matrice d’un destin » comme l’écrit Hervé Gaymard dans sa préface  claire et pleine de flamme. La conjonction du thème et des événements ultérieurs n’est pas le moins étonnant de cet ouvrage tout orienté vers un futur qu’on sent proche, presque inévitable à toutes les pages.

Le spectre de la défaite future y est partout présent. Il s’en dégage une intensité, une « incandescence » mais surtout une terrible évidence, quelque chose de saisissant qui fait parfois penser aux grands textes du XVIIe siècle. Il s’agit non seulement de conviction et d’absolue maîtrise du sujet, c’est-à-dire la chose militaire, mais d’une véritable et irrésistible capture, le lecteur est comme mis au défi. On n’échappe guère à ce texte.

Qu’on soit parfaitement ailleurs et indifférent, sinon même en opposition à tout ce qui touche l’armée, on est pris par la force et la noblesse de cette pensée sans concession et parfaitement inhabituelle. Dès 1934, on le sait, de Gaulle avait mis en garde contre le nazisme dont il avait mieux que bien d’autres perçu la nature. Mais, dès 1932 dans ce livre, de Gaulle avait défini cette conjonction entre audace et connaissance et entre intuition et intelligence nécessaire au moment des grandes et soudaines décisions. Il est vrai que c’est un livre de soldat écrit comme une mise en garde et qui exalte et décrit de façon précise le rôle du chef éclairé, décidé et rebelle s’il le faut. « Au reste, dominer les événements écrit de Gaulle, y imprimer une marque, en assumer les conséquences, c’est bien là ce qu’avant tout on attend du chef. » Même si la réalité politique de l’époque, on le sait, ne prêtait pas, et pour cause, au réveil de l’esprit de défense, il apparaît aujourd’hui de façon évidente que seul le comportement audacieux, responsable et prêt à oser conjuguer intuition et efficacité pouvait donner les moyens de surmonter ce qui se profilait à l’horizon, à savoir la destruction de la civilisation par le nazisme. Écrit en un temps d’incertitude et de rejet de tout ce qui était plus ou moins militaire, la guerre mondiale avait détruit l’Europe, Le Fil de l’épée répond au pacifisme, à l’immobilisme aussi de l’état-major, c’est à cette époque de montée des totalitarismes « un ouvrage de réarmement moral », comme l’écrit Hervé Gaymard. De Gaulle savait la défaite inéluctable, à moins précisément du sursaut préconisé. Même des esprits aussi éclairés et puissants que Roger Martin du Gard auraient préféré la dictature à la guerre, sans comprendre qu’à ce compte-là ils allaient avoir et l’un et l’autre. C’est précisément, encore que venu d’un tout autre point de vue – celui de la chose militaire – ce que de Gaulle veut prévenir.

De Gaulle avait, en effet, parfaitement vu que la Première Guerre mondiale ne serait pas la dernière et sa vision ne pouvait qu’être issue d’un esprit à la fois capable de concevoir un ensemble complexe et organisé et de se laisser guider, sans se perdre par une intuition soudaine. Il ne cite pas Bergson par hasard : « Bergson encore a montré comment, pour prendre avec les réalités un contact direct, il faut que l’esprit humain en acquière l’intuition en combinant l’instinct avec l’intelligence. » Que de Gaulle cite Bergson peut à première vue paraître surprenant, mais il s’agit, en fait d’une même cohérence intuitive de la pensée, mais chez de Gaulle elle est appliquée à l’urgence d’une histoire en train de se faire et dont la manifestation ne peut qu’être militaire.

Il décrit l’unification par la modernité et note-t-il, il n’est pas jusqu’aux visages qui commencent à se ressembler et la destruction qui se profile n’en est que plus radicale et la menace, pour la France, en particulier plus grande : « À ce peuple gorgé de biens, à cette nation que guettent les rancunes, à cet État dont les frontières sont telles qu’une seule bataille perdue livre au canon ennemi la proie de sa capitale, quelle garantie offre-t-on qui vaille le fil de ses armes ? » Rarement les événements dans leur charge d’avenir n’ont été aussi clairement saisis. Dès 1934, on le sait, dans son livre, Vers l’armée de métier, de Gaulle avait mieux que bien d’autres perçu la nature du danger et montré comment le prévenir.

Il n’en était pas moins évident cependant que l’effroi d’une telle perspective ne laissait aucune marge entre le choix des armes et celui de la passivité. Sept ans à peine après la parution du livre Le Fil de l’épée, la France allait être submergée par la barbarie nazie.

Georges-Arthur Goldschmidt