Follement drôle se penche sur l’humour en psychiatrie en exposant des œuvres provenant de deux collections, celle de Sainte-Anne, reconnue en 2016 comme musée, et celle du musée de Heidelberg, la collection Prinzhorn, historien d’art et psychiatre qui avait collecté entre 1919 et 1921 des dessins, des peintures et des sculptures d’asile pour écrire Expressions de la folie [1], un livre qui a séduit et influencé les surréalistes. L’humour sélectionné dans ces deux collections asilaires se décline de la bouffonnerie ou du grotesque aux caricatures et à la grivoiserie la plus désinhibée. Les thèmes passent d’une satire animale drolatique, avec grenouilles, souris, lapins et petits cochons, qui reprend l’univers des fables classiques, à une critique politique, sociale ou anticléricale.
Un âne devient le symbole de l’Université avec La Bêtise sacrée dédiée à l’Université de Munster par l’idiot triplement diplômé Éric Spiessbach (coll. Prinzhorn). Les catégories retenues, comme le grotesque ou la caricature, renvoient à l’histoire de l’art plutôt qu’à la clinique. On peut voir quelques dessins tardifs d’Oskar Panizza, aliéniste puis satiriste notoire dont les pamphlets comme Le Concile d’amour (1894) furent interdits, et qui a fini sa vie à l’hôpital de Bayreuth. Et s’apercevoir qu’une critique de la psychiatrie a existé bien avant l’antipsychiatrie : des patients se plaisent à se rebeller par leurs dessins contre une institution qui les maltraite, un pouvoir qu’ils dénoncent de la même manière que le pouvoir politique ou la guerre.
La « folie » de l’humour ne manifeste pas donc un drame existentiel particulier comme dans l’art brut ; elle nous interpelle par la vision déformée et alternative qu’elle offre en grossissant les traits des visages pour les caricaturer ou en amoindrissant les êtres humains jusqu’à en faire des pantins ridicules croqués comme au Guignol. Mais reconnaître à bon escient ce qui est risible reste problématique.
On peine à définir l’humour, et c’est tant mieux. L’humour est un mot anglais intraduisible désignant un état d’âme et une tournure d’esprit qui incitent à produire verbalement ou graphiquement des drôleries extravagantes, à la limite de la folie, qui sont inexplicables pour celui qui ne les saisirait pas. Dans sa préface à son Anthologie de l’humour noir, André Breton citait Paul Valéry : « le mot humour est intraduisible ; s’il ne l’était pas, les Français ne l’emploieraient pas, mais ils l’emploient précisément à cause de l’indéterminé qu’ils y mettent… chaque proposition qu’il contient en modifie le sens. »
L’anglais humour provient cependant du français humeur, un mot qui se réfère à l’ancienne théorie médicale des humeurs qui remonte à Hippocrate. La gaieté de l’humour est un remède à la mélancolie ; il est le symptôme d’un état pathologique dont il se défend.
Fou rire et autres pathologies
Si rire s’empare souvent de nous pour des raisons inconscientes, faire rire par des mots d’esprit ou des dessins cocasses a une visée intentionnelle. L’humour s’adresse alors autant à l’autre qu’à soi-même. On ne peut donc pas, comme le précisent les analyses de cas du catalogue, parler pour ces artistes humoristes d’un « art brut » au sens de Jean Dubuffet, pour qui l’art produit dans un milieu psychiatrique n’est pas « brut » s’il s’appuie sur des références culturelles et procède d’une volonté de communication. L’humour prend son sens, selon Freud, comme produit d’une sublimation, il est protecteur et libérateur. Mais peut-il y avoir un humour fou, comme il y a pour Breton un amour fou ?
Y a-t-il de l’humour dans la schizophrénie ? La question est posée à la fin du catalogue à un psychiatre, car la grande majorité des auteurs collectés par Prinzhorn étaient des schizophrènes, chez qui la créativité est la plus vive. Faire passer à des malades mentaux des tests de compréhension de l’humour est difficile, parce que cela suppose la conscience du second degré et un sens aiguisé du jeu verbal. Mais beaucoup n’arrivent pas à s’intégrer à un monde dont ils se sentent détachés : « les conditions du monde normal leur semblent étranges et elles regardent alors cela de façon moqueuse. » (Entretien avec le professeur Thomas Fuchs). L’humour procède d’une capacité de distanciation, mais aussi d’une volonté critique ; et ses manifestations graphiques montrent que sa liberté d’expression peut même être renforcée par la contrainte.
Les patients confinés en psychiatrie sont souvent d’humeur mélancolique, comme le très prolifique Maurice Blin, qui a accumulé au cours de son existence passée à Sainte-Anne, où son internement dura de 1946 à 1980, des caricatures, des dessins satiriques et explicitement érotiques. Comme lui, des patients, qui ont parfois reçu une éducation artistique, ne sont pas enfermés dans un repli autistique ; ils restent concernés par monde politique et social qu’ils critiquent avec un sens féroce de la satire. Certains patients résistent avec acrimonie à leur situation et se déchaînent symboliquement pour exprimer leurs humeurs noires en brossant un portrait corrosif de leur époque. Ils donnent de leur société, y compris de leur réclusion sans issue, une vision noire qui évoque dans certains dessins le dadaïsme de Georg Grosz. Leur outrance, leur verve caricaturale les rapprochent du mouvement dada, qui avait dépassé l’expressionisme artistique en allant vers l’affirmation radicale du non-sens : « Dada ist sinnlos », Dada n’a pas de sens.
Sens et non-sense
La diversité des humours qui frappe dans cette exposition amène à s’interroger : la perception d’un monde déformée par l’humour ne varie-t-elle pas selon les cultures et les époques ? Quittons les Français et les Allemands pour la patrie de l’humour, l’Angleterre. L’art de l’Anglais Glen Baxter, qui joue sur le non-sense, prend la suite de la logique extravagante de Lewis Caroll ou des inventions fantaisistes de G. K. Chesterton. On se rend compte avec lui que le non sens n’a rien de pathologique pour un Anglais et que c’est même, semble-t-il, son mode de communication ordinaire.
Le non-sense chez Baxter est le produit d’un décalage, d’une incongruité, car il associe une image à une légende inappropriée, en écho au procédé cher à Magritte, ou encore en lui ajoutant des bulles, comme dans une bande dessinée, mais sans l’insérer dans un récit. Même si les images peuvent parfois s’organiser en séries, elles ne s’enchaînent pas en narration. Glen Baxter fait parfois allusion au monde de l’art en l’entraînant dans des situations qui le dépaysent radicalement. Le plus souvent, il subvertit les mythologies britanniques en faisant intervenir des personnages récurrents : explorateurs téméraires, collégiennes futées, scouts intrépides. Son style est intemporel et son flegme, impeccable.
Les dessins colorés du Français Auguste Millet présents dans la collection de Sainte-Anne possèdent eux aussi un je-ne-sais-quoi d’absurde et une suavité touchante, comme par exemple celui d’une famille de canards venus se confiner en ville. Leur poésie naïvement surréaliste est-elle humoristique ? L’absurdité prime chez lui sur l’humour. Il tranche avec les caricaturistes engagés qui, même dans leur nihilisme, restent attachés à produire du sens.
Le burlesque est aussi saisi chez lui dans des scènes de la vie la plus ordinaire, au travers ce que Glen Baxter nomme des « accrocs dans la réalité » ou des « vertiges ».
L’humour de Baxter, apparemment léger et pince-sans-rire, nous fait frôler l’horrible et l’insoutenable. On ressent un frisson « comme si l’esprit perdait momentanément l’équilibre. » Le rire intervient alors comme un mécanisme de défense. Ces brefs mais intenses moments de folie sont visibles à la galerie Isabelle-Gounod qui le représente à Paris ; on peut aussi les retrouver dans les nombreux albums publiés par cet artiste contemporain reconnu internationalement, qui vit et travaille à Londres.
[1] 1922-1923, trad. Gallimard, Connaissance de l’inconscient, 1983 (préface de Jean Starobinski).
Claire Margat
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