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La revue Les Cahiers dessinés paraît une fois par an. En 2015, cette revue expose environ six cents dessins de soixante-sept dessinateurs très différents. Cette manifestation à la Halle Saint-Pierre coïncide avec la parution de son dixième numéro.

EXPOSITION

Les Cahiers Dessinés

Halle Saint-Pierre

2 rue Ronsard, 75018 Paris

21 janvier - 14 août 2015

 

CATALOGUE DE L'EXPOSITION

Les Cahiers dessinés n°10

Sous la direction de Fréderic Pajac et Martine Lusardy

Les Cahiers dessinés, 432 p., 39€

La revue Les Cahiers dessinés paraît une fois par an. En 2015, cette revue expose environ six cents dessins de soixante-sept dessinateurs très différents. Cette manifestation à la Halle Saint-Pierre coïncide avec la parution de son dixième numéro.

Commissaires de l’exposition, Frédéric Pajac (écrivain, fondateur de la revue) et Martine Lusardy (directrice de la Halle Saint-Pierre) proposent un « état des lieux » du dessin. Se rencontrent les œuvres du passé (Hugo, Vallotton…) et celles du présent, celles qui séduisent et celles qui inquiètent, celles de l’art brut, celles des humoristes, celles des créateurs qui ont suivi des écoles artistiques et celles des autodidactes, celles des célèbres et celles des inconnus, de ceux qui sont enfermés (dans les hôpitaux, en prison) et de ceux qui sont libres. Ces propositions graphiques expriment des sentiments apparemment accoutumés et d’autres insolites, des goûts courants, quotidiens et d’autres ignorés. Ces images seraient des reflets de l’envers du monde.

Certains dessinateurs humoristes choisissent des scènes extravagantes, des personnages grotesques, des traits simples et saugrenus. Victor Hugo caricature les écrivains classiques suffisants ou maussades, le nez crochu d’une matrone, la barbiche de Napoléon III, la gouaille de Gavroche. Félix Vallotton emploie les noirs intenses de gravures sur bois, révèle les rixes, les foules brutales, l’atrocité des guerres, la souffrance des pauvres, les couples malheureux. Selon Chaval, les oiseaux prétentieux « sont des cons » ; un chat est enragé ; un frigidaire est enflammé ; Chaval note : « Si mes dessins sont meilleurs, c’est qu’ils vont jusqu’au bout : ils détruisent tout. »

Anarchiste, Siné montre les jeux de massacre des curés hilares, le « tripes-tease » d’une ravissante éventrée. Les quidams de Bosc sont désespérés, ses militaires bornés. Gébé avance « un pas de côté » ; il invente une écologie de l’An 01 ; obtus et obstiné, Berk est un être qui serait mi-batracien, mi-poubelle ; selon Gébé, « la nuit n’aura peut-être pas de fin ». La « femme assise » de Copi ne quitte jamais la chaise ; elle parle à un escargot ou à un poulet triste. Daniel Stotzky représente les clowns, les bêtes agitées de son grand cirque désossé. Hans-Georg Rauch multiplie les milliers de fils, de câbles, de cordes, les centaines de livres qui s’envolent, les foules turbulentes. Pierre Fournier crée en 1972 La Gueule ouverte qui s’intitule « le journal qui annonce la fin du monde », il dessine entre le présent explosif et l’avenir dévasté…

Parfois, les dessins exposent la puissance des femmes, leur séduction. Bruno Schulz propose des femmes dominatrices et nues, les hommes esclavagisés, les avortons, les promeneurs aux hauts-de-forme, les chevaux démoniaques, les rabbins, les petites danseuses. Le monde de Roland Topor permet la liberté, l’horreur, les rires, le désir ; le nez très long de Pinocchio est une lame qui perce et tue ; Casanova regarde une femme avec trois jambes ; un petit garçon voyeur observe la nudité de l’initiatrice. Avec douceur, Olivier O. Olivier invente une sphinge envoûtante dans le zoo des dimanches énigmatiques ; et, à moitié nue, la violoniste passe un archet sur sa longue chevelure…

Tels artistes tissent, dans leurs œuvres, l’écriture et le dessin, des mots et des formes. Dans les dessins de Saul Steinberg, des personnages sont des hiéroglyphes, des lettres massives sont des édifices ; se retrouvent les arabesques des signatures, les tampons, les messages illisibles. Christian Dotremont, l’un des créateurs du mouvement Cobra, trace des calligraphies accélérées, fulgurantes : ces logogrammes véloces. Louise Pigeon, femme solitaire et triste, pratique le spiritisme ; à l’encre bleue, avec de complexes lacis fins, elle adresse de nombreuses confidences à sa mère morte, et transmet les prophéties qu’elle reçoit de saint Denys l’Aréopagite.

Des dessins ébauchés et discrets suggèrent une ambiance vaporeuse, des volumes indécis, des figures imprécises. Otto Wols présente des édifices légers, des échelles fragiles, des hommes transparents, un cheval étonné, une cigogne écorchée, une poire géante, un dentier géant et agressif. Edmond Quinche évoque les fantômes errants, un homme-oiseau flou, un ange gris, un carnaval indistinct. François Aubrun offre le presque rien, l’indicible, les vibrations, l’effacement, le peu visible. Marcel Kaluchevsky révèle les terrains vagues, l’apesanteur, les figures qui se situent sur le seuil de ce qui naît et de ce qui s’en va, les tourbillons, des espaces raturés, des gravats. Mélanie Delattre-Vogt trace des existences grises et douces, des rêves épuisés, des rencontres espérées, les entrelacs des traits du crayon. Gaston Teuscher utilise le marc de café, du vin, la cendre ; il a représenté des milliers de visages ondulants, des silhouettes spectrales.

Lucides, vigilants, Tal-Coat, Patrick van Ginneken, Stéphane Mandelbaum multiplient leurs autoportraits énigmatiques. Chantal Petit dessine en 1997 les détails du visage de son ami défunt, Roman Cieslewicz : une image qui rayonne. Joël Person représente le modèle qui se cabre et fuit vers l’ailleurs. Anne Gorouben emploie le pastel ; tendres et brumeux, ses dessins prennent la place des photographies disparues dans le désastre de l’Europe centrale, dans la tragédie des Juifs de Pologne et d’Ukraine.

Les dessinateurs découvrent les aspects imprévisibles des villes. En 2013, Pascale Hémery se place au sommet de l’immeuble le plus haut de la cité ; elle choisit des vues plongeantes, des enchevêtrements de fils électriques, une voie ferrée, des zones chaotiques. Méticuleux, Marcel Bascoulard inspecte la cathédrale de Bourges, ses rues, ses environs, avec une précision inquiétante, excessive. Eugène Gabritschevsky a été un brillant généticien russe, puis enfermé en France dans un hôpital psychiatrique pendant cinquante ans ; il dessine des architectures vertigineuses, des labyrinthes de la terreur. Les dessins de Sempé décrivent les villes invivables, le grouillement des foules, des gratte-ciel qui enserrent, les bruits, la brutale accélération des mutations technologiques, une solitude accablante.

Dans les cauchemars des artistes, des cris viennent d’ailleurs. Reiser inscrit sa « ligne crade » avec des bosses, des cratères, des ratures, des déchirures, des gueules éclatées, des pétarades, des explosions. Tomi Ungerer représente un homme décapité qui guide trois aveugles. Louis Pons imagine la mort des oiseaux pourrissants, l’accouplement des rats, le vol des bouffons aériens. Fred Deux observe des artères, des neurones, des métastases, des proliférations anarchiques, des fluides instables, des viscères, des orifices, des structures molles, des méandres incertains. Les scènes du Belge Jean Raine s’intitulent L’Orage de mes nuits blanches, Esquisse de désillusion, L’Effet de la colère, Monotone agonie

Avec élégance, dextérité, malice, le grand dessinateur Martial Leiter donne à voir la mouche patineuse, la chute de la mouche parachutiste, la mouche gisante, la mouche du brouillard.

Gilbert Lascault

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