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L'impossible inscription dans l'être

Poète, philosophe et psychiatre, Stéphane Sangral tisse, depuis Méandres et Néant (Galilée, 2013), une œuvre sur le fil du rasoir, d’une audace absolue, qui emprunte les voies de la poésie et de la philosophie pour interroger des fondamentaux : l’étonnement d’être, l’avènement du Je, du corps, de la langue, du monde.
Stéphane Sangral
Circonvolutions (soixante-dix variations autour d'elle-mêmes)
Poète, philosophe et psychiatre, Stéphane Sangral tisse, depuis Méandres et Néant (Galilée, 2013), une œuvre sur le fil du rasoir, d’une audace absolue, qui emprunte les voies de la poésie et de la philosophie pour interroger des fondamentaux : l’étonnement d’être, l’avènement du Je, du corps, de la langue, du monde.

« l’espace me remplit et le temps me vide et

ce texte me remplit et ce texte me vide

et l’écrire remplit l’espace de mon être

et le lire vide mon être dans le temps »

   

Julien Gracq dressait une typologie d’écrivains et de poètes divisée entre oiseleurs (Rimbaud) et traqueurs (Mallarmé), les premiers cueillant les mots dans l’impatience de l’abondance, les seconds les pistant sans relâche. Le verdict tombait : « Le pourcentage des seconds dans la réussite est toujours meilleur, leur rendement peut-être incomparable, mais ils ne rapportent pas de gibier vivant. » (Lettrines). De Sangral, avançons-nous à dire qu’il est du côté des traqueurs en butte à un monde qui n’a jamais été vivant. Que faire lorsqu’on naît après Mallarmé, après la crise du vers, la mort de l’alexandrin, lorsqu’on porte le prénom de l’auteur d’Igitur, de Brise marine dont on est le lointain fils, lorsque votre patronyme erre entre le « Sang râle » et le « sans Graal » ? Dans Circonvolutions (Soixante-dix variations autour d’elles-mêmes), précédé d’une éblouissante préface de Thierry Roger, le poète poursuit sa descente vertigineuse dans l’aporie du Je entreprise dans Ombre à n dimensions (Soixante-dix variations autour du Je, Galilée, 2014)en l’élargissant aux conditions de possibilité de la pensée. Sangral arrive après le naufrage du maître du Coup de dés, quand la tâche de penser la pensée quitte le rivage d’Aristote pour s’enfoncer dans les boucles de la réflexivité, dans les errances de l’incertitude, dans le sillage de Pessoa, Michaux, Juarroz. 

Langue, univers, moi, autrui, s’enraient. Prenant à rebours le cogito cartésien, partant d’un « je m’ennuie donc je suis » (Ombre à n dimensions), l’auteur bute sur la distance irréductible entre un Je évanescent, consumé, et un « je suis » miné par l’espacement et le temps. L’incertitude frappe autant le sujet de l’énonciation que le monde, le référent. Les poèmes miment typographiquement cette impossible extraction du sujet hors du néant, épousent avec virtuosité les paradoxes des niveaux d’être et de discours, entraînant la logique modale dans un tourbillon de vertige que ne calme aucun point de capiton. En proie à une méiose itérative, à des mots-fleurs dansant sur le gouffre, la phrase en son tracé graphique traduit le délitement du vivre, l’antienne d’un redoublement questionnant à l’infini : « qui/que suis-je ? ». Il s’agit d’aller au-delà d’Hamlet, de son vacillement entre « être » et « n’être pas », de s’installer dans l’aporie de l’exister et du penser. Il s’agit d’acter par la scription l’impossible inscription dans l’être, sans toutefois la dépasser. 

Par la multiplication des syntagmes, des phrases-gigognes, par l’enchâssement des propositions, par la circularité des recueils, la facture poétique de Stéphane Sangral sidère le lecteur, le transporte dans le vertige du métalangage. Crise dans l’enfantement de la langue, de la lettre et de l’être, dé-cogito cherchant une improbable assise dans le sans-ancrage… On aurait tort de conclure à une poésie exclusivement cérébrale, envoûtée par le trio mallarméen de l’absence, de l’angoisse et du néant. Derrière les épuisés de Beckett, le Monsieur Teste de Valéry, suinte une blessure. Au creux de chaque livre-tombeau, de chaque livre-crypte, repose un mort, le frère défunt, décédé à l’âge de vingt-deux ans. C’est en ce lieu que prend sa source l’alchimie des nombres – la logique mallarméenne du Nombre. La disparition du frère signe le glas du survivant, ensevelit celui qui reste. L’échec à naître est attesté par l’homophonie : « Stéphane Sangral, né en » se renverse en « néant ». L’extraction hasardeuse du texte troué, spiralé, suit le surgissement enlisé, lacunaire du « Je ». Dans cette expérimentation sans filet, dans une mise en risque absolue du sujet et de la pensée, les paradoxes n’accouchent point d’une paix dans les brisements, celle que questionne Michaux. Tout demeure dans l’inapaisement. « À tous les poèmes que je n’écrirai pas, je dédie ce poème qui m’écrit, et me crie que je ne suis que ça, ce poème. »

Comme l’énonce Thierry Roger dans son « anti-préface au livre sans fin », chaque opus sangralien s’ouvre sur un distique post-mallarméen, deux alexandrins qui se composent de soixante-dix lettres. Ils s’élèvent aussi sur la dédicace au frère mort, centre absent autour duquel le textuel gravite. Les graphèmes développent un lien magique aux mathèmes. La poésie est chiffre, rythme, scansion. La poésie-tombeau tourne autour d’une mort, la pensée se déroule en soixante-dix variations et reprises effondrées en hommage au défunt né en 1970. Le 70 fait également signe vers le septuor étoilé de Mallarmé, vers le nombre 707 crypté dans le Coup de dés et décelé par Quentin Meillassoux (Le Nombre et la sirène : Un déchiffrage du Coup de dés de Mallarmé, Fayard, 2011). 

Dépliant un texte ouroboros qui se mord la queue, Circonvolutions offre parfois le tressage de deux textes imbriqués, la surrection d’une phrase verticale, des lignes en pointillé qui encadrent un texte qui s’effondre. Comme dans les autres livres de l’auteur, un signe de ponctuation magique, extra-alphabétique, repose en bas de page : comme la trace, le résidu d’un avènement barré, d’une rature du Je et du monde, comme la chute d’un glyphe a-signifiant, d’un objet petit a en lequel on peut déceler un ptyx visuel celé dans le mystère. Lorsque deux textes s’entrelacent afin de « panser la pensée », le lecteur se heurte à deux serpents noués, à un texte-caducée d’Asclépios qui jaillit pour soigner la fêlure. 

 

« J’ai fini ce poème… Et je me suis senti

exister… Et je n’ai pas supporté… Peut-être

par manque d’habitude… Et je l’ai effacé…

Ceci est un poème absent…

                                                           Et j’ai senti,

Par cet effacement factice, que peut-être

La mort, trop vraie, pouvait par les mots s’effacer… » 

 

Au chapitre 3, « S’effondrer », inséré au milieu de neuf pages blanches (rythmées par trois points de suspension infra-paginaux), un météore vertical troue le poème en italique, un texte-colonne funéraire, enchâssé, qui libère le noyau fractal : la mort du frère, face à laquelle le poète cherche « de solides architectures », « pour y vivre », pour « survivre ». Par l’invention d’un dispositif métaphysique, poétique, psychique, qui questionne la possibilité même de l’écrire, de l’exister, du sens, Stéphane Sangral repousse toutes les limites de l’ontologie et du pensable. Dans la raréfaction d’une parole sœur de celle de Louis-René des Forêts, il écrit au bord du « ne pas écrire », au bord du silence. « Et j’écris au bord du (au bord de) n’être pas ». Quand le sens advient, se découvre sa nature sépulcrale : le sens est une tombe dont le texte agence les pierres. Le texte est un suaire, un catafalque du Je, du frère mort, de l’univers. 

Langue et monde cheminent dans l’irréconcilié. La lettre ne touche pas à l’être. Les lacunes ontologique et logique frappent le cosmos, le verbe, la pensée, dans l’irrémédiable. L’auteur ne s’avance que dans les états-limites. Dans l’insupportabilité d’exister, dans le manque originel, dans un langage intransitif, autoréférentiel, qui se prend lui-même pour cible. Ses variations musicales autour d’un cogito troué, miné, font l’épreuve de l’hypothèse de la folie là où, aux yeux de Foucault (mais non de Derrida), Descartes l’aurait esquivée. Pour qui voit dans la poésie le mouvement non seulement d’une ascèse réflexive mais d’un questionnement vital, l’œuvre de Sangral ouvre des portes au creux de labyrinthes borgésiens, eschériens, donnant sur d’autres labyrinthes qui engendrent x et x dédales. 

Le désespoir n’a pourtant pas le dernier mot. Loin de ne s’adresser qu’aux noyés de la vie, aux grands endeuillés, les chants sangraliens font de l’espace du poème un arpentage de l’étonnement d’exister. Si l’univers de l’auteur ne se situe pas du côté du sensualisme, des perceptions sauvages, de la matière, de la vie rugueuse à étreindre, si du monde on ne trouve que les spasmes de l’inexistence, non les odeurs, le vent, les éléments naturels, le sentir troue pourtant le concept, brisant l’enfermement dans les méandres du Je. Pas de repli nihiliste : les dés continuent à rouler sur des mondes dont Stéphane Sangral sonde les virtualités. Acrobate des paradoxes, il délivre des fragments arrachés au néant. Des textes sortis de terre pour exorciser le non-exorcisable.

Véronique Bergen

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