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Article publié dans le n°1090 (01 sept. 2013) de Quinzaines

Un roman surprenant qui déstabilise nos habitudes de lecture et propose, à travers des aventures picaresques menées à fond de train, une singulière plongée au cœur d’un espace sauvage où se démènent de truculents personnages.
Céline Minard
Faillir être flingué
Un roman surprenant qui déstabilise nos habitudes de lecture et propose, à travers des aventures picaresques menées à fond de train, une singulière plongée au cœur d’un espace sauvage où se démènent de truculents personnages.

Récit étonnant, profus, excité, Faillir être flingué irradie d’une énergie purement romanesque, aventureuse… et, effectivement, cela surprend. Le lecteur ne croira sans doute pas tout de suite qu’il est en train de lire un véritable western – dans la plus pure tradition américaine, en adoptant les codes comme les couleurs singulières, nourri de toute une fantasmagorie collective en même temps qu’étrangère (on pensera aux films de Ford, Little Big Man, Un homme appelé cheval ou à Ville fantôme de Robert Coover) –, un roman d’aventures mené tambour battant et qui provoque une certaine furie de lecture. Et pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit, d’un western, avec ses chariots perdus sur des plaines immenses, ses attaques d’Indiens, ses personnages archétypiques, ses saloons où l’on se cuite avec sérieux, ses prostituées un peu minables, ses cow-boys las et sales, du silence particulier qu’acquièrent ces « territoires » encore ensauvagés que viennent conquérir quelques hurluberlus mal fagotés…

Céline Minard s’attache à suivre quelques-uns parmi ceux qui se lancent dans un étrange « exil » et se débattent autant contre eux-mêmes que pour une survie incertaine. Elle les transporte dans un récit d’aventures que l’on dévore et qui fascine. Et, en reprenant le mythe, ce récit permet aussi une réflexion passionnante sur la nature et la puissance de l’imaginaire. Car Céline Minard est ambitieuse en même temps que modeste : ses moyens sont simples et efficaces, sa méthode de construction savante et compliquée. Le tout demeure néanmoins étrangement fluide et on lit son roman comme hypnotisé, comme devant la danse envoûtante d’un serpent dans le désert qui nous clouerait sur place. Elle choisit donc de construire son récit en deux temps – celui de la cavalcade puis celui de l’immobilité, de la solitude puis de la collectivité, du danger puis de la sécurité – et nous offre, dans un même élan, une galerie de portraits qui établissent des micro-récits s’enchevêtrant pour se réunir en une fresque commune où tout se recoupe parfaitement.

L’écrivain maîtrise et ménage ses effets pour faire surgir d’un apparent fouillis un ordre remarquable. Le premier temps nous offre une série d’épisodes – nous ne sommes alors pas loin du feuilleton grande époque – qui, chacun à son tour, mettent en scène un personnage qui se trouve à la périphérie des aventures d’un autre. Chacun de ses héros fuit on ne sait quoi, vient d’on ne sait où et ne sait pas lui-même exactement où il va : il y a Zébulon qui fuit avec l’air de pouvoir « vendre père et mère » et transporte deux mystérieuses sacoches, Elie, jeune homme assez joli, voleur à l’occasion, parti récupérer l’archet d’Arcadia Craig, contrebassiste « bien mise qui n’avait l’air ni d’une pute ni d’une puritaine », la famille McPherson qui traverse les longues plaines sur un chariot brinquebalant, mais aussi Gifford l’ancien médecin dont la vie reprend un sens au contact d’une guérisseuse indienne, et Bird Boisverd qui « cueillait les mou­tons comme des fleurs » et poursuit une mysté­rieuse vengeance. D’autres personnages – Sally la tenancière, Nils le berger, Silas le barbier, Quibble le hors-la-loi, une tripotée d’Indiens Pawnees et Dakotas… – gravitent autour des premiers, lesquels ne cessent de voisiner dans l’immensité, leurs aventures se recoupant à leur arrivée dans la bourgade insignifiante qu’ils élisent au hasard.

Le second temps du roman, après une ambiance quelque peu crépusculaire, sérieuse, mystérieusement violente, adopte une tonalité parfaitement cocasse en réunissant ces individus en un semblant de communauté capable de faire encore quelque chose de sa liberté. Le roman organise ainsi cet ordre immémorial du monde qui fait passer de la migration infinie à la sédentarité, de la sauvagerie à la civilité, célébrant la transgression, faisant se maintenir les éléments premiers dans un univers qui spontanément se réordonne. En reprenant le mythe du Far West, l’auteur n’opère pas un simple déplacement factice et exotique de son propos, mais au contraire célèbre, avec une férocité et une verve rares, les possibles des territoires vierges, ce qui s’y reconstitue de la tradition (notons que nul prêtre ne prend en charge la dimension religieuse !), ce que des êtres à la périphérie du monde peuvent en faire, maintenant un équilibre précaire entre liberté et contrainte, passé et présent.

Les deux personnages les plus mystérieux et les plus forts du roman adoptent naturellement des dimensions mystiques et quasi surnaturelles, figures solitaires et mutiques qui interrogent l’épaisseur du monde. Il y a Xiao Niù, gamine chinoise recueillie par les McPherson, « apprentie guérisseuse et poète, déjeteuse de sorts », dont le « passé l’accompagnait et lui permettait de suivre les vestiges d’un chant sur un désert d’herbes sèches », il y a « Eau-qui-court-sur-la-plaine », l’Indienne, « femme sans peuple », gué­risseuse itinérante qui prophétise et forme corps avec la nature, ses dispositions, son rythme étrange. « Parmi les herbes hautes et drues, elle allait son chemin. Il était lié à la pente, aux vents, aux esprits, aux incendies, aux rencontres qu’elle faisait, pour aventureux qu’il paraisse, ne devait rien au hasard », résume Céline Minard. Son roman n’obéit qu’à ça, au hasard et à la poésie. Passant du sérieux à la drôlerie, elle y réinvente le grand passage. Plus que les personnages qui semblent dévorer la narration, c’est dans le silence, les à-côtés, ce qui ne se dit jamais vraiment, qu’il faut chercher le sens du livre, celui qui célèbre l’invention perpétuelle, l’aventure de la vie, l’espace sauvage, sa traversée, la mythologie qui en procède. 

Hugo Pradelle

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