A lire aussi

L'innocence

Article publié dans le n°1005 (16 déc. 2009) de Quinzaines

Un roman lumineux sur les secrets et les liens familiaux, mais aussi une réflexion profonde sur l’innocence et sur la figure de l’idiot. Une entreprise formelle profondément intelligente.
Jayne Anne Phillips
Lark et Termite (Lark and Termite)
Un roman lumineux sur les secrets et les liens familiaux, mais aussi une réflexion profonde sur l’innocence et sur la figure de l’idiot. Une entreprise formelle profondément intelligente.

Lark et Termite est un roman des parallèles. Il s’y jouent d’étranges correspondances qui travaillent, comme des forceps, le temps et l’espace, qui font se rejoindre dans un geste impossible, dans le silence, des vies dont la proximité échappe et le monde qui les entoure. Dans le même temps que deux femmes, l’une d’une jeunesse enthousiasmante, l’autre au bord de la vieillesse, se confient comme à elles-mêmes les rebours de leurs vies difficiles et témoignent de leurs existences quotidiennes, sourdent de ce livre puissant celles d’un homme mort dix ans auparavant, éternellement absent, mythique, et d’un garçonnet handicapé reclus dans son silence, séparé à jamais des autres. De la chorégraphie qu’orchestre Jayne Anne Phillips entre présence et absence, attachement et abandon, passé et présent, émerge les destinées de quatre personnages en quête d’eux-mêmes, des secrets qui les font être ce qu’ils sont, à la fois abandonnés et solidaires.

Phillips construit son roman à la manière d’une broderie délicate. Elle fait entrer en écho les monologues intérieurs de Lark, une jeune fille de dix-sept ans qui ne connaît pas son père, obligée de travailler pour aider au ménage en même temps qu’elle suit des cours de secrétariat, et ceux de sa tante, la sœur de sa mère disparue dans son enfance, femme endurcie et volontaire qu’une vie d’abnégation enferme dans sa souffrance intime, lui faisant refouler son passé, ses amours, ses secrets. Dans un silence quotidien que perturbe de plus en plus la tempête qui gronde autour d’eux, elles se consacrent entièrement à Termite, le petit frère atteint d’hydrocéphalie, qui ne peut prendre soin de lui-même, être silencieux à la sensibilité extrême qu’elles refusent de confier à une institution. Incapable de parler, il s’occupe de rien, d’un ruban qu’on lui met entre les doigts, des trains qui passent dans la campagne avoisinante, de la musique qui passe sur le poste antique. Ces trois parties qui se suivent et se répondent entrent en écho avec la mort du père de Termite pendant la guerre de Corée alors que le convoi qu’il escorte est pilonné et qu’il pense à Lola, son épouse enceinte du petit attardé. L’étrange polyphonie que met en place Phillips apporte ainsi une épaisseur à un discours du découvrement, donne une chair aux vies de ces êtres perdus en eux-mêmes, organise une poétique de la tendresse et du dévouement.

Roman du recueillement de l’autre, Lark et Termite s’apparente au grand dévoilement des secrets d’une famille défaite. Au travers de la figure centrale de l’innocent, s’organisent la quête obsessionnelle de ses origines par Lark, ses désirs inassouvis, le sacrifice de leur tante, la folie de leur mère, l’absence irrémissible du père, les amours naissantes et le désintéressement de l’affection. Comme lorsque Lark découvre des cartons qui contiennent des effets de sa mère lors de la grande inondation, le lecteur comprend peu à peu sa vie et celles de ceux qui l’entourent. Cependant, l’intérêt du roman est ailleurs, dans la manière centripète de l’œuvre qui fait se rassembler tous les discours, tous les événements décrits, autour de la figure de cet enfant différent qui, dans le silence absolu que viennent bercer ses chantonnements étranges, ressent tout ce qui se passe sans nommer quoi que ce soit, enfermé dans la sensation, étrangement présent dans son absence. Il figure l’innocence absolue, passive, objet parfait de l’amour que les autres projettent sur lui. « Depuis le premier jour, je me suis dit que c’était un ange, la meilleure part de moi, celle qui ne parlait pas et qui refusait de s’exprimer dans un langage grossièrement humain. Une part de moi que je promenais partout, dont j’essayais de prendre soin, et que je comprenais autrement que grâce aux moyens normaux. C’est bizarre », confie Lark.

Car la grande réussite du roman qui reprend les thèmes de la famille, de la guerre, de la filiation, de la quête d’un sens pour des vies qui, dans leur dureté, en semblent dépourvues, est de repenser la forme du discours de l’idiot. La littérature est peuplée d’êtres inoubliables avec lesquels nous vivons, et les simples y ont bonne part, êtres solitaires et mystérieux. L’originalité des choix de Phillips confèrent une vigueur remarquable au récit car, plutôt que de faire entendre la forme même du discours de l’idiot, sorte de langage déstructuré, défait, ambigu ou incompréhensible – nous penserons évidemment à Faulkner, Dostoïevski ou Lobo Antunes (1) –, elle le traite par le détours, par son dehors. Elle ne mime pas la parole de Termite puisqu’il ne s’exprime pas, elle écrit les parties qui lui sont consacrées de l’extérieur, à la troisième personne, dans une langue très légèrement décalée, comme dissonante, ne développant pas de discours propre mais en réordonnant ce que les autres disent, reprenant des épisodes comme si leur perception était différente, abordée d’un autre point de vue. L’idiotie ne se montre pas par sa forme mais par l’absence même de forme pour la dire, l’imbécillité est alors entreprise comme l’infinie reprise sensible de ce que les autres expriment. Ce choix formel s’éloigne de la facilité et propose une voie pour exprimer l’innocence fondatrice de Termite, pour se développer dans son insondable silence et exhiber une sensibilité inexprimable par la parole, que seuls le geste ou l’absence peuvent rendre palpable. Phillips sonde l’insondable, rend visible ce qui échappe au regard, rendant presque évident la manière dont cette sensibilité innocente contamine les discours et les vies des autres protagonistes, comme un reste du passé, comme le symptôme de ce qui est perdu, insaisissable. Sa voix absente est comme un détour, comme un lointain, l’inaccessible pureté évidente dont le roman se fait l’inlassable quête.

1. Nous pensons au Bruit et la Fureur, à L’Idiot et à La Splendeur du Portugal.

Hugo Pradelle