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La croyance au progrès

L’idée du progrès est une idée moderne, dont l’émergence se situe dans les dernières années du XVIIe siècle et les premières décennies du XVIIIe. Cette émergence fut lente et emprunta des voies apparemment détournées, car elle avait épistémologiquement bien des obstacles à vaincre.
Frédéric Rouvillois
L'invention du progrès, 1680-1730
(CNRS)
L’idée du progrès est une idée moderne, dont l’émergence se situe dans les dernières années du XVIIe siècle et les premières décennies du XVIIIe. Cette émergence fut lente et emprunta des voies apparemment détournées, car elle avait épistémologiquement bien des obstacles à vaincre.

Et d’abord, entre autres, la leçon de l’Histoire antique, dont Rome fournissait une image exemplaire (une naissance, un progrès, une décadence), l’importance ensuite d’une vision théologique du temps et la référence constante à la supériorité culturelle des temps anciens. L’étude de Frédéric Rouvillois, publiée pour la première fois en 1996, possède l’immense mérite de rappeler une genèse qui embrasse les domaines les plus divers : les Beaux-Arts, la Politique, les Sciences, le Droit... d’où la nécessité pour mener à bien l’enquête de chercher à se situer au-delà des évidences et des mythes et de chercher à démêler un écheveau que dissimule cette idée apparemment simple, évidente même, du progrès.

L’enquête de Frédéric Rouvillois procède par étapes et couvre différents domaines. Il s’agit non seulement de mettre au jour le pourquoi et le comment, de tenir compte de la complexité que recouvre l’idée du progrès, mais aussi d’expliciter les conditions de possibilité d’une telle apparition, de son acceptation et du développement de ses implicites.

Seront donc évoqués successivement le bouleversement de la science à la suite de Galilée, le rôle que joue le modèle de l’horloge et du pendule, illustrations de nouvelles conceptions du temps et des relations possibles entre progressisme et mécanisme, la distinction qui s’impose entre la science des Anciens et celle des Modernes : la première fondée sur la dialectique des qualités et la seconde sur la mesure mathématique des quantités. Au-delà de cette évolution de la science et de son statut, Frédéric Rouvillois propose un tableau des évolutions contextuelles qui développent dans des champs divers un optimisme nécessaire à l’acceptation et à la valorisation de l’idée de progrès. D’abord la possibilité du Salut centre la réflexion religieuse durant l’Âge classique. À ce faisceau des conditions nécessaires d’émergence de l’idée de progrès ajoutons, par exemple, l’idée de perfection, qu’illustrent la naissance et le développement des discours utopiques. Quant à l’idée de progrès elle-même, elle se donne comme mouvement nécessaire et ascendant. Elle implique que l’homme, jusqu’alors exclu de son histoire, en soit perçu, dès lors, comme le maître.

L’aspiration au bonheur individuel et social, puis le droit au bonheur que garantit une conception contractuelle du pouvoir politique, l’abandon d’une vision circulaire du temps historique au profit d’une vision rectiligne, le rôle dévolu dans la marche du progrès à l’État, sont successivement évoqués dans l’analyse de Frédéric Rouvillois. C’est dire la richesse et la nouveauté d’une telle démarche. L’idée de progrès désenclavée conduit à présenter un panorama d’une remarquable ampleur, et à adopter des positionnements qui relèvent du socle épistémologique en transformation, de l’histoire des sciences, de la plus traditionnelle histoire des idées, de la théologie et de la philosophie.

Cette succession des mises en perspective fascine mais laisse parfois le lecteur sur sa faim. On aimerait souvent des analyses plus développées pour éviter l’impression inévitable de lire un catalogue. Les articulations d’un axe spécifique de réflexion avec ses voisins ne sont pas toujours précisément décrites. La Querelle des Anciens et des Modernes, trop souvent cantonnée au domaine littéraire, rapidement évoquée ici, mériterait, je crois, qu’on rappelle l’importance que revêt dans une histoire de l’idée de progrès, son apologie des Modernes. L’abandon de l’Antiquité comme modèle culturel et historique s’impose, au demeurant, lentement. Montesquieu publie en 1734 les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Mably fonde encore nombre de ses analyses politiques sur Rome et la Grèce, et peut-on oublier que la Révolution, en ses débuts, tout comme la peinture contemporaine, se réclame des modèles antiques. Les dates 1680-1730, choisies par Frédéric Rouvillois pour situer sa réflexion, sont légitimes, mais un peu trop limitatives, ce qui le conduit naturellement à les transgresser. Qu’il en soit remercié.

L’idée de civilisation qui naît dans la seconde moitié méritait d’être ici évoquée, car elle donne aux divers types de progrès une unité. Elle permet en outre de comprendre à quels critères obéit l’évaluation du progrès à laquelle procéderont les hommes des Lumières. Le XVIIIe siècle dans sa continuité donne à lire les aléas de l’idée de progrès et les limites de son acceptation. L’historiographie voltairienne, d’une très grande importance, au demeurant, masque la survivance de l’idée de décadence dans la pensée philosophique. Remercions cet essai d’avoir inscrit dans un vaste ensemble l’histoire de l’idée de progrès et d’obliger le lecteur à s’interroger sur l’utopie, l’aspiration au bonheur que possède l’opinion dans les sociétés laïcisées. La croyance au progrès qui en est la traduction philosophique, fait souvent oublier les régressions vers la barbarie et les échecs historiques les plus monstrueux. Comment les hommes qui ont vécu au XXe siècle ont-ils pu encore croire au progrès après les désastres que l’on sait trop vite oubliés ?

Jean M. Goulemot

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