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 Avec le concours exceptionnel du musée d’Orsay, l’admirable exposition de la sculpture de Degas (1834-1917) est organisée par la ville de Roubaix. Elle révèle le processus de création d’Edgar Degas.

EXPOSITION
DEGAS (1834-1917), SCULPTEUR,
un exceptionnel Orsay hors les murs
Roubaix, La Piscine – musée d’art et d’industrie
André-Diligent
8 octobre 2010 – 16 janvier 2011

 

PUBLICATION
DEGAS, SCULPTEUR
Textes de Bruno Gaudichon, Anne Pingeot,
Catherine Chevillot, Richard Kendall,
Daphné Barbour, Shelley Sturman et
François Thiébault-Sisson
Gallimard, 256 p., nb. ill. coul., 39 €

 Avec le concours exceptionnel du musée d’Orsay, l’admirable exposition de la sculpture de Degas (1834-1917) est organisée par la ville de Roubaix. Elle révèle le processus de création d’Edgar Degas.

Les sculptures de Degas sont souvent considérées comme des jalons dans la réalisation de ses tableaux et de ses gravures, comme des repères, comme des indices. « La vérité (dit Degas en 1897), vous ne l’obtiendrez qu’à l’aide du modelage parce qu’il exerce sur l’artiste une contrainte qui le force à ne rien négliger de ce qui compte. » Le modelage serait un appui, un soutien, une obligation, une exigence. Ces modelages, souvent recommencés, excitent l’artiste et le poussent à peindre mieux et autrement. Degas choisit une contrainte et un plaisir : « C’est pour ma seule satisfaction que j’ai modelé en cire bêtes et gens (dit-il), non pour me délasser de la peinture ou du dessin, mais pour donner à mes peintures, mes dessins, plus d’expression, plus d’ardeur et plus de vie. Ce sont des exercices pour me mettre en train (…). Rien de tout cela n’est fait pour la vente. » Donc, en 1897, il note qu’il a, depuis très longtemps, pratiqué le modelage :  « Depuis plus de trente ans [vers 1865], je le pratique, non pas, à vrai dire, d’une façon régulière, mais de temps à autre, quand ça me chante ou quand j’en ai besoin. » Il modèle alors tantôt par jeu, tantôt par nécessité. Lorsque sa vue faiblit, le modelage est un moyen, un palliatif. L’artiste refuse le chiqué dans le dessin : « Le travail de modelage (dit-il) exige de la part de l’artiste une observation prolongée, une faculté d’attention plus soutenue, mais parce que l’à-peu-près n’y est pas de mise. » Et à certains moments, Degas précise alors que la sculpture « est un métier d’aveugle ». Devenir aveugle, ce serait aussi se libérer, innover, mieux toucher les formes, percevoir le mouvement, la vie.

Pourtant, ces modelages ne sont pas seulement des jalons dans la réalisation des peintures de Degas. Ces sculptures sont, en elles-mêmes, autonomes, indépendantes. Elles surgissent. Lorsque l’écrivain Joris-Karl Huysmans perçoit en 1881 (dans la sixième exposition dite « impressionniste ») la Petite danseuse de quatorze ans de Degas, il affirme : « La terrible réalité de cette statuette produit un évident malaise (…). Du premier coup, M. Degas a culbuté les traditions de la sculpture comme il a depuis longtemps secoué les conventions de la peinture. » Dans une lettre, la peintre américaine Mary Cassatt admire les sculptures de Degas : « Je crois qu’il restera plus grand comme sculpteur que comme peintre. » Et Renoir considère Degas comme le plus grand sculpteur de son temps.

À sa mort, le galeriste Durand-Ruel répertorie plus de 150 sculptures en cire et argile, dispersées dans l’atelier. Un certain nombre de ces sculptures sont gravement endommagées. En 1918, après un contrat difficile entre les héritiers de Degas et l’atelier de fonderie parisien d’Adrien-Aurélien Hébrard, 74 sculptures sont fondues en bronze. Et 70 moulages originaux subsistent…

Dans la belle exposition de Roubaix, trois thèmes de la sculpture se mettent en évidence : les mouvements du cheval, l’intimité des femmes qui se lavent, les arabesques des danseuses nues. Et une salle réunit les photographies précises du photographe Gauthier qui donne à voir les moulages dans l’atelier de Degas à sa mort…

Dans l’intimité, dans la simplicité libre, les femmes nues découvrent les gestes que les hommes ignorent, leur démarche, leur allure. Elles se lavent, s’essuient, elles se peignent. Elles s’offrent leur propre spectacle discret. Au lever ou avant de se coucher, ces femmes se transforment.

Une remarque (probablement trop brutale, bourrue) de Degas, sans doute misogyne, insiste sur l’animalité des femmes qu’il dessine et sculpte : « C’est la bête humaine qui s’occupe d’elle. Jusqu’à présent le nu avait toujours été représenté dans les poses qui supposent un public. Mais mes femmes sont des gens simples, honnêtes, qui ne s’occupent de rien d’autre que leur occupation physique. Et voilà une autre, elle se lave les pieds ; c’est comme si vous regardiez à travers le trou de la serrure. » Degas observe avec gravité les positions de la femme seule, ses déplacements. Il est curieux, attentif. Il serait un témoin appliqué des pratiques de la femme, de ses exercices.

La femme se frotte le dos avec une éponge. Assise, elle s’essuie la nuque. Assise, elle s’essuie la hanche gauche. Assise dans un fauteuil, elle s’essuie l’aisselle gauche. Une femme surprise détourne la tête sur l’épaule gauche. La femme se coiffe, la tête penchée. Elle se lave la jambe gauche. Elle s’étire.

Ou bien, Degas note les arabesques d’une danseuse, les « temps » de la danse. Elle met son bas. Elle attache le cordon de son maillot. Elle s’avance les bras levés. Elle est au repos, les mains sur les hanches, jambe gauche en avant. La danseuse salue. Elle fait le mouvement de tenir son pied. Elle attache l’épaulette de son cordage. Elle fait la révérence. Elle regarde la plante de son pied droit…

Le centre de l’exposition de La Piscine est évidemment la Petite danseuse de quatorze ans. C’est une « statue en bronze, patine, tutu en tulle, ruban de satin, socle en bois ». En 1881, Huysmans voit cette petite danseuse (en cire) ; il l’examine : « La tête peinte, un peu renversée, le menton en l’air, entrouvrant la bouche dans la face maladive et bise, tirée et vieille avant l’âge, les mains ramenées derrière le dos et jointes, la gorge plate moulée par un corsage dont l’étoffe est pétrie de cire, les jambes en place pour la lutte, d’admirables jambes rompues aux exercices, nerveuses et tordues, surmontées comme d’un pavillon par la mousseline des jupes, le cou raide (…), les cheveux retombant sur l’épaule (…), telle est cette danseuse qui s’anime sous le regard et semble prête à quitter son socle. » Huysmans admire cette statuette, « tout à la fois raffinée et barbare avec son industrieux costume et des chairs colorées qui palpitent »… En 1881, bien des critiques ont été fascinés et irrités par la Petite danseuse. L’un qualifie la danseuse comme « à moitié idiote », avec « sa tête en expression aztèque ». Certains contemporains voient en elle « une petite Nana » vue par « un réalisme à outrance », un « type de l’horreur et de la bestialité ». Ils haïssent à la fois Zola et Degas. Tel autre contemporain prétend percevoir « le museau vicieux de cette fillette à peine pubère, fleurette de ruisseau. Selon d’autres, la Petite danseuse n’avait pas sa place dans une galerie d’art, mais devait être exilée dans « un musée de zoologie, d’anthropologie, de physiologie ». Dans un catalogue hétéroclite, cette statuette est tour à tour une « momie hallucinante de l’ancienne Égypte », une marionnette, une poupée « modelée par un homme de génie », un jouet, une figure de cire comme celles de Madame Tussaud…

Et, aujourd’hui encore, la Petite danseuse de quatorze ans trouble ; elle étonne ; elle inquiète. En 1881, Huysmans considère cette statuette comme « la seule tentative vraiment moderne que je connaisse, dans la sculpture ». Edgar Degas est, au XXIe siècle, un sculpteur « vraiment moderne ».

Gilbert Lascault

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