La malédiction des cheveux

Article publié dans le n°1024 (16 oct. 2010) de Quinzaines

 Alan Pauls signe un nouveau précis, cette fois-ci capillaire, qui ordonne une conscience chaotique, confirmant à la fois une certaine idée de l’Histoire et un questionnement essentiel sur les formes mêmes du monde et du discours.
Alan Pauls
Histoire des cheveux (Historia del pelo)
 Alan Pauls signe un nouveau précis, cette fois-ci capillaire, qui ordonne une conscience chaotique, confirmant à la fois une certaine idée de l’Histoire et un questionnement essentiel sur les formes mêmes du monde et du discours.

Rien ne semble plus futile que les cheveux ou, pour être plus précis, que l’attention presque obsédante que nous leur portons. Nous avons tous une manière particulière de nous interroger sur leur disposition – longueur, agencement, volume, mouvement, densité –, insidieusement angoissés de les perdre – c’est-à-dire de les couper ou qu’ils tombent d’eux-mêmes –, comme habités par une terreur teintée d’un désir puissant de ne pas se ressembler parce que « le nid » qui nous surplombe ne correspond pas à qui nous sommes – notre milieu, notre identité, notre nature –, de s’égarer ou de se tromper. Pourtant, nous sommes tous saisis de cette angoisse qui révèle bien plus que le simple désir d’être beau.

Ainsi, les cheveux, manière d’armada capillaire, constituent l’avant-poste de l’apparence et par là même d’une certaine projection de notre identité. Ils conforment une idée de soi et permettent de donner une forme particulière, intime, à ce que nous croyons être. C’est cette étrange correspondance entre la forme des cheveux, leur coupe (il y aurait à s’interroger longuement sur ce terme) et le terreau qui établit notre histoire que le récit d’Alan Pauls tente de saisir. Comment le minuscule et le futile permettent de penser l’identité et son environnement, de concevoir l’ensemble du monde qui nous constitue et la place que nous y adoptons. Son Histoire des cheveux est bien celle de notre propre conformation, une aventure de la sensibilité qui accroche tout de sa durée et se déploie dans l’obsession pathologique qui la circonscrit.

À l’instar du narrateur d’Histoire des larmes, celui de ce nouveau livre s’expérimente dans l’idée de son anormalité, d’une hyper-sensibilité ou du défaut de son expression. Cet homme perdu dans les circonvolutions de sa propre perception apparaît littéralement obsédé par la coupe de ses cheveux et par ce qu’elle définirait de lui-même ou de ce qui irrémédiablement lui manque. « Il ne se passe pas un jour sans qu’il pense à ses cheveux. À se les couper beaucoup, un peu, à se les couper rapidement, à se les laisser pousser, à ne plus jamais se les couper, à se tondre la tête, à se raser le crâne pour toujours. Il n’y a pas de solution définitive. Il est condamné à s’occuper sans cesse de cette question. » Depuis son adolescence dans les années soixante-dix, puisque tout commence par un écart dans « l’époque », par un changement de mode ou de représentation, par la découverte de la violence de la volupté, le narrateur semble condamné à « la malédiction des cheveux », contraint d’obéir à leur loi impénétrable. Toute sa vie s’apparente au questionnement de sa propre apparence et de ce qu’elle recouvre, à la recherche de la coupe parfaite qui le libérera de sa forme. Ainsi, il rencontrera des figures marginales qui l’accompagneront dans cette quête bizarre : un coiffeur paraguayen qui semble détenir un don exceptionnel, un vétéran qui lui confiera, de retour à Buenos Aires, les secrets de son long exil, ou Monti, son ami d’enfance à la vie mouvementée qui resurgit dans son existence lorsqu’il s’y attend le moins. Et ces êtres, dont il rapporte les voix et les liens qui les unissent, l’accompagnent comme autant d’adjuvants ou d’entraves à la quête de la coupe parfaite, c’est-à-dire de la liberté.

Le récit de Pauls consiste en cette recherche de la liberté existentielle et formelle qui permet de circonscrire dans un même élan l’Histoire et l’anecdote, le savoir et l’expérience, la forme et le fond. Il s’y trouve une sorte de concrétion de pensées qui définit la vie d’une certaine manière, celle d’un artifice qui dégage du sens, d’un détour qui amène au bout du chemin. Ainsi vagabonde l’esprit du narrateur, suivant « cette façon de penser qui est la sienne, lente, en spirale », donnant du monde une représentation à la fois ironique et profonde, sensée et désensée. L’idée se déploie dans le texte à la manière d’un prétexte, usurpant sa propre fonction, déjouant sans cesse sa forme. Car voici le grand objet de ce livre, la manière dont la forme s’extrait de sa manifestation, dont elle apparaît, c’est-à-dire comment la pensée s’articule avec le sens, comment la forme joue avec l’expérience dans une interdépendance qui semble devoir s’expliciter sans fin. L’expérience qui le structure semble arbitraire, particulière, presque pathologique, et pourtant elle fait se réunir tous les thèmes qui résonnent dans l’œuvre de Pauls : l’enfance, la sexualité, le désarroi existentiel, l’amour, le temps, la politique, les liens familiaux, l’amitié, le corps, la beauté…

Et si en lisant parfois ses livres, le lecteur inattentif pourrait bien croire qu’il se complaît dans une manière d’érudition un peu stérile teintée d’un humour un peu trop sophistiqué, il n’en est pourtant rien. Car, sous des dehors parodiques, Pauls cartographie à la fois des territoires sensibles, en organisant les pans autour de points apparemment inessentiels – comme les larmes, la plage (1) –, et analyse avec une précision tout à fait impressionnante non pas l’Histoire argentine mais bien le déplacement de son sens dans l’enclos diffracté d’une conscience inconsciemment lucide. Dans les récits de Pauls se jouent toujours l’un contre l’autre l’intelligence et l’incapacité à l’exprimer, l’émotion et le silence qui la circonscrit, le savoir et la sensation. Il donne ainsi une forme, manière de défaite même de la forme, ou plutôt du genre, à l’articulation qui s’opère entre sensibilité et érudition, entre idées et incarnations, désir et réalité.

  1. Nous pensons à deux ouvrages précédents de Pauls qui découlent d’une dynamique similaire, l’un décrivant la vie d’un garçon qui ne peut pas pleurer, l’autre par une succession de réflexions sur ce qu’est la plage : Histoire des larmes (cf. QL n° 992) et La Vie pied nus parus chez Christian Bourgois.
Hugo Pradelle

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