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Article publié dans le n°1044 (01 sept. 2011) de Quinzaines

Un même lieu, un même événement sont au cœur de deux livres qui paraissent cet automne. Dix, premier roman d’Éric Sommier, est une fiction. Mont Blanc, deuxième texte de Fabio Viscogliosi, est un récit autour de la mort de ses parents, le 24 mars 1999, dans le tunnel du Mont-Blanc, lors de l’incendie.
Un même lieu, un même événement sont au cœur de deux livres qui paraissent cet automne. Dix, premier roman d’Éric Sommier, est une fiction. Mont Blanc, deuxième texte de Fabio Viscogliosi, est un récit autour de la mort de ses parents, le 24 mars 1999, dans le tunnel du Mont-Blanc, lors de l’incendie.

Autour est le mot juste. Viscogliosi l’écrit : « […] ma géographie lui tourne autour, il est l’axe à partir duquel se déploie l’univers ». De même, le roman d’Éric Sommier tourne autour de la figure de Pierlucio, surnommé l’Épée, patrouilleur à moto de la société italienne en charge de la sécurité du tunnel. Ce « Spadino » apparaît également dans le texte de Viscogliosi et on apprend de lui qu’il aurait sauvé une petite dizaine de personnes, piégées à l’intérieur du tunnel, versant italien. Depuis 1999, chaque année, des milliers de personnes lui rendent hommage, selon Éric Sommier.

Partons donc de la fiction construite à partir de Spadino. Le romancier imagine l’enfance de ce héros anonyme, homme quelconque, dont le surnom mimant la grande taille et la maigreur fait contraste avec une forme d’indolence. Ce que le roman donne à lire du personnage ne met en effet pas en valeur un « caractère ». Pierlucio est un garçon doux, très attaché à sa mère handicapée par un AVC, passionné par le jardin et la moto. Il se marie avec une belle sculptrice originaire des Pouilles, autre monde pour lui qui habite dans les Alpes et la froidure. Ils se sépareront, sans éclat, comme ça, un jour, et la vie du jeune motocycliste aurait pu se dérouler d’un trait, jusqu’à sa retraite, si les « manquements et irrégularités » n’avaient pas provoqué l’accident initial et tout ce qui s’en est ensuivi : plus de trente morts dont le sort ressemble à ce que raconte Pline l’Ancien des victimes du Vésuve en 79. Spadino est devenu un héros, a conquis sa véritable stature dans la fumée et la suie, en allant et venant aussi vite qu’il le pouvait, d’un bout à l’autre du tunnel, pour aider les victimes. Et Éric Sommier, dans sa prose sobre, sans effet, jouant parfois de l’association ou du détour, raconte cette transformation du jeune homme sage. 

De Pierlucio, il dit qu’il avait la mémoire des parfums. Cette même mémoire – plus généralement celle des odeurs – trouble Fabio Viscogliosi sur l’autoroute qui le mène de Lyon à Genève. Ce qu’il sent lui rappelle ce qu’il a éprouvé à travers les objets retrouvés près du corps de ses parents, quelque temps après : un curieux mélange qui le renvoie à des époques diverses. L’accident mortel est en effet un moment de coïncidences, au sens où les perceptions de l’auteur, ses souvenirs, ses prémonitions et ses peurs se croisent. Ainsi n’aime-t-il pas se trouver sur la route avec des poids lourds, bien avant ce qui arrive à ses parents. Il reconnaît dans les quelques billets de banque qu’on lui rend et qui leur ont appartenu, l’odeur perçue sur l’autoroute. On pourrait poursuivre longtemps ainsi : comme son premier récit, Je suis pour tout ce qui aide à traverser la nuit, paru il y a deux ans, Mont Blanc procède par touches et par rapprochements : « J’avance sans intention », écrit l’auteur par ailleurs dessinateur-illustrateur et musicien. Comme le jazzman, il improvise, prend « une décision par seconde ». Cette liberté – très contrôlée – fait à la fois le charme et la densité de ce récit. On lit Mont Blanc sans trop savoir où l’on va, mais avec l’envie d’y aller. Grand lecteur, Viscogliosi évoque Vila-Matas ou Perec, et ces textes-valises qui contiennent d’autres textes. Façon pour lui de comprendre ce qui s’est passé le 24 mars, et sinon d’en « faire le deuil » (expression ressassée, galvaudée, bonne à jeter à la poubelle) du moins d’en saisir la portée. Il n’écrit pas un « tombeau », il vide une malle, au gré des trouvailles.

D’abord il revient sur les faits et sur le couple des parents, morts l’un près de l’autre, comme ils avaient toujours vécu. Ils ont péri en amoureux et au moment où on les enterre, l’auteur demande que l’on place les cercueils comme ils avaient toujours dormi. Il prend aussi conscience qu’il appartient désormais au nombre immense des orphelins, qu’il ne sera plus jamais seul. Puis arrive le temps de l’instruction et des procès. Après les paroles malheureuses des responsables, les défausses de Rémy C. directeur de l’établissement public nommé par le président de la République, après les « vraisemblablement », d’un officier de sécurité, on mène des investigations, on remplit des dossiers, on convoque les témoins. L’art du trait de Viscogliosi produit tous ses effets dans le portrait de l’avocat tirant sur ses bretelles, cherchant ses mots quand il est embarrassé ou s’abritant derrière une faconde qui ne trompe personne. On connaît le verdict : un lampiste incrédule a été puni de prison avec sursis ; les vrais responsables ont été épargnés. Les incohérences de la co-gestion italo-française ont à peine été mises en question. Le malheureux chauffeur de poids lourds dont le camion avait pris feu ne s’est jamais vraiment remis d’avoir survécu.

Un événement personnel se déroule toujours au milieu d’événements tout courts. Le 24 mars, l’OTAN se prépare à bombarder la Serbie et l’attaque contre Miloševic fait les gros titres de la presse. L’auteur, bien après, relit les journaux intimes d’Annie Ernaux et de Pierre Bergounioux. La « quête de la vérité » que mène la première, et qui passe par une attention au réel ne l’empêche pas de manquer l’événement. Et Bergounioux ne cite que l’attaque contre la Serbie comme fait marquant de ce jour-là.

En fait, ce sont des hasards qui éclaireront au mieux ce que vit l’auteur : l’achat, peu après la mort de ses parents d’un CD d’Autobahn, ou du disque « Essence » de Don Ellis, la lecture d’un guide d’alpinisme ou de vieux numéros de Paris-Match relatant la construction et l’inauguration du tunnel du Mont-Blanc, voilà qui permet d’« imbriquer », de construire, pierre à pierre l’histoire. L’auteur amasse des notes, sans toujours savoir comment elles s’articuleront. L’ascension du mont Ventoux par Pétrarque précède un chapitre sur le sort de Marco Pantani, coureur cycliste et redoutable grimpeur, mort dans une chambre d’hôtel de Rimini. Un cadenas très solide empêche qu’on ouvre une malle remplie de trésors dérisoires. Un facteur mélancolique et secret jetait dans la Saône le courrier destiné aux parents de l’auteur : de tout cela naît un livre qui désarçonne et charme, rappelant le propos de Vila-Matas selon lequel dans la vie et les livres, rires et pleurs sont toujours mêlés. On ne rit jamais vraiment en lisant Mont Blanc, mais on est touché par la justesse de cette écriture entre souci du réel et goût de la rêverie. 

À la fin du récit, Viscogliosi peut enfin traverser le tunnel qu’il avait si longtemps évité. Son livre est terminé, les questions s’éloignent : « j’ai accéléré. J’avais rendez-vous avec la vie, je ne voulais surtout pas la faire attendre ».

Mais puisqu’il convient de revenir au réel, d’être au plus près de la vérité, revenons sur ce que Sommier comme Viscogliosi rappellent : Spadino n’aurait sauvé qu’une seule personne, côté italien. En fait c’est son homologue français, Serge dans Dix, qui aurait sauvé les dix personnes.

Norbert Czarny