La poésie a mauvais genre

« La poésie, merde pour ce mot ! » proclamait Francis Ponge, tandis que Denis Roche affirmait qu’elle est « inadmissible » et que d’ailleurs « elle n’existe pas » ; c’est ce que nous rappelle Jean-Michel Maulpoix dans un recueil d’essais.
Christophe Manon
Testament (d’après François Villon) (Léo Scheer)
Claude Favre
A.R.N. agencement répétitif névralgique_voyou (Editions de la Revue des Ressources)
« La poésie, merde pour ce mot ! » proclamait Francis Ponge, tandis que Denis Roche affirmait qu’elle est « inadmissible » et que d’ailleurs « elle n’existe pas » ; c’est ce que nous rappelle Jean-Michel Maulpoix dans un recueil d’essais.

Jean-Michel Maulpoix a intitulé son essai sur la poésie contemporaine : La poésie a mauvais genre[1]. Est-ce pour cela que, dans nombre de librairies, le rayon poésie est absent ou très réduit et plus ou moins dissimulé ? En dehors de quelques grands événements qui peuvent attirer les foules, comme le Marché de la poésie et certains festivals, on voit régulièrement des amateurs, si peu, se retrouver dans une librairie ou une médiathèque pour entendre un poète lire son œuvre récente. Les revues à l’allure de fanzines foisonnent, les blogs aussi, comme pour la SF et autres « mauvais genres ».

Socrate refusait les poètes dans sa Cité idéale, alors que la cité réelle les honorait. Le philosophe grec leur reprochait de mentir, de travestir la réalité, de faire appel à l’Affect plus qu’à la Pensée[2], ce qui faisait leur succès dans la cité réelle. 

S’il est un poète « mauvais genre », c’est bien François Villon : voleur, tricheur, meurtrier, banni, condamné à plusieurs reprises, jusqu’à la peine de mort. Dans ses poèmes, il emploie parfois le « jargon » de sa bande, les Coquillards, qu’il généralise dans certaines de ses ballades. Il use aussi d’un vocabulaire familier qui peut se mêler au lexique savant. Les plaisanteries grossières, parfois graveleuses, alimentent ses textes. Les prostituées s’y expriment crûment.

Un poète d’aujourd’hui, Christophe Manon, a décidé de s’approprier le Testament du poète du XVe siècle. Leurs deux noms riment, mais d’une rime pauvre : signe du manque d’argent commun aux deux poètes ?

En choisissant de suivre Villon, Manon affirme une filiation, revendique une langue. Le « je », constamment, relie au poème la figure d’un poète qui érige la marge salutaire du mauvais genre en norme exclusive du livre. L’attaque est claire :

à 35 ans j’admets :
branleur j’ai été et je demeure[3] 

Il garde l’humour de son modèle et le suit parfois littéralement, mais en abandonnant le huitain d’octosyllabes sur trois rimes. Les vers sont libres et les strophes de longueur variable.

Au sujet de ses ennemis, il prédit :

si on pense à eux dans les temps à venir
ils le devront à mon talent
qui a su pourtant rester discret
et n’en éprouveront pas de regret 

Loin de l’archétype du poète que l’on distingue et reconnaît, l’humilité affichée se mêle au vocabulaire relâché qui fait de la langue une subversion première. Les mots se heurtent, ils font se télescoper la grandiloquence et la reconnaissance en une réserve de mots adoubés par les codes en vigueur. Christophe Manon invente ses rythmes et cadences.

Comme tout se réduit, on peut souhaiter aux ennemis « une impasse à leur nom », mais aussi de les pendre « par les couilles », et se délecter d’anathèmes comiques pour ceux que la société glorifie. Le poème actualise ainsi la vision d’une humanité de laissés-pour-compte. Sont honorés ceux qui connaîtront toujours les soucis matériels du quotidien : 

il est parti en fumée le bon vieux temps hélas
et ne m’a rien laissé
il s’en est allé et je demeure
pauvre de sens et de savoir
triste maigre plus noir
qu’immigré clandestin
sans fric ni allocations ni logement 

La mélancolie de Villon (retrouvée par Apollinaire) se heurte aux termes précis des problèmes de nos contemporains. Quant à la « Ballade des dames du temps jadis », on ne sera pas surpris d’y voir évoquées Lady Di, Grace Kelly, Rosa Luxembourg, Germaine Tillon, Gertrude Stein et Alice Toklas.

Si ce Testament est bien un memento mori mêlé de quelques éléments autobiographiques, c’est aussi une façon de revendiquer son « goût pour la subversion ».

Le poète se trouve du côté des perdants, des réprouvés de la littérature, de la langue, de la société, en face du soleil résolu de la « réussite » sociale et financière. Alors la langue ne se vêt pas de formes policées et académiques, elle renoue avec sa force, le littéral et brut, familier de celui qui, fracassé, tente de se redresser :

que les notables fassent le bien
et vivent sereinement
rien à redire
autant fermer son clapet
mais il faut une bonne dose de patience
aux pauvres qui n’ont pas de quoi comme moi 

Cette façon de ne pas rester dans l’azur des poètes, mais de se confronter au monde tel qu’il est, et à la condition humaine ordinaire dans ce monde, contribue sans doute à donner mauvais genre au poème, si l’on considère, comme le dirait Jean-Michel Maulpoix, que c’est « dire le mal, insulter la beauté, s’implanter des verrues sur le visage, avoir durci le ton, encanaillé ses manières ».

Mais si, toujours selon Jean-Michel Maulpoix, « la poésie a mauvais genre », c’est aussi que l’« ex-institutrice de l’humanité » est devenue « écolière, plus ou moins buissonnière » : « Écrire, c’est avant tout ne pas savoir, un “métier d’ignorance”, affirme Claude Royet-Journoud… Une façon de poser la question du lisible, d’ouvrir la page, de césurer la langue et parfois de démunir la langue autant qu’il est possible. »

Dans Le Siècle, le philosophe Alain Badiou montre que les poètes peuvent avoir leur place, éminente, dans sa Cité idéale, dans la mesure où ils écrivent le réel. Ils sont les gardiens de la langue, ils doivent en relever les ruines : « On constate (c’est une grande vérité d’aujourd’hui) qu’un point central de toute oppression finissante est cette ruine de la langue, le mépris pour toute nomination inventive et rigoureuse, le règne de la langue facile et corrompue, celle du journalisme[4]. » Le poète, comme tout artiste ou philosophe, doit « avoir le courage d’être intempestif[5] ».

Avec le pseudo « Langues de guingois », Claude Favre affirme sur sa page Facebook cette volonté d’être ici soi, pareille à soi, dans les déséquilibres d’une langue et de la vie. Ses livres, comme A.R.N agencement répétitif névralgique_voyou, apparaissent comme des brisures de langue (menu fretin), de la mauvaise graine : ici, on ne calcule ni ne feint. On laisse l’étroite arrivée de paroles en flux se répandre et tout éclabousser, entre vivre et vaciller. Cette matière qui semble brute expose des luttes internes. Les textes peu ponctués sont écrits (criés ?) comme ils viennent peut-être, deux ou trois virgules nouées à la taille du texte débraillé : « son propre mouvement est sa source ». Les désignations neutres s’enchaînent, sans but, car la machine (notre vie) est enrayée. Claude Favre nous promène, suit des pistes, laisse la langue fourcher.

Elle dit sables mouvants elle dit poussière de foin, elle dit blatte dans la soupe, elle dit on ne peut pas me séparer de la vie elle insiste brutale, si, il faut attaquer la poésie, revenir reviens, un adversaire mon vieux, ravisseur de miettes, ramasseur il y a du reste, cadavre, fatum à bras-le-corps la chose est dite, elle dit bravo, ne ménagerai mes points de fuite

Puisque les « dés pipés » de la syntaxe sont nuisibles, il faut accepter de tituber, reculer, casser, pour avancer dans du vivant.

« Ce qui atteste qu’un corps a été exposé au réel, c’est la blessure », affirme Alain Badiou. L’exposition au réel, c’est aussi ce dont atteste le poème bouleversé.

Le mauvais genre de la grammaire désaxée tranche dans le vif. On renonce à commencer par l’origine, les contes du pourquoi sont classés hors sujet. Tout est à dormir debout. Plutôt dire les mots claqués, « convulsifs », que les mots attendus. Des propositions sont interrompues à la clôture des textes, « vous ne » ou « nous ne » (sans aucune expansion), négations amorcées ouvrant sur le vide. Des mots reviennent, entre bégaiement et dénuement :

tout doucement, très près, erreurs et souvenirs, c’est rien rien, c’est rien rien, rien, rien c’est pas vrai, pour vous qui, plus n’est, qu’étouffant certains jours, qu’ecchymoses que des mots, les mots qu’éprouvant d’affronts, la vie la pas toujours, d’alertes et soupçonneux, et craches, des fois qu’en rires nous, nous en, mon amour, plein cœur, vous, vous vous en, de plus en plus, comme quoi, je m’en

Quel agencement possible pour la langue ? « [U]n verbe qui parle travers ça au mieux gazouille merdouille », au bout du compte.

Tant de mots sont d’« origine obscure, déceptive, brutale ». Impossible de leur faire confiance. On peut toujours les aligner : « tout passe par la bouche, couleuvres, alouettes et mistigris ».

Parfois, « elle tombe », comme les mots :

Pas toucher.
Pas toucher, si.
Pas toucher, la colère mouche merde, mord.
Toujours à drame, tiens.
Une colère qui monte, qui monte, qui monte
qui. Tombe qui monte monte, qui sombre.
Comme ça.
Tombe 
La colère.
Qui tombe.
C’est comme ça, tout possible, la colère là
où les chiens sont crevés. Pas comme. 

Cette parole nous reste sur le cœur, cette langue dont la causalité troublée cogne à nos tempes. C’est comme une alerte – alarme d’incendie, appel de sirène dans la nuit urbaine. Un monde vacille. Autant de mots à « dire » pour des poèmes blessés, alors que les corps tombent et que mourir gagne. Alors luttons.

[1]. Jean-Michel Maulpoix, La poésie a mauvais genre, José Corti, 2016.
[2]. Nous reprenons ici les termes proposés par Alain Badiou dans La République de Platon (Fayard, 2012). Remarquons que le philosophe appliquait à La République les mêmes principes d’adaptation que ceux de Christophe Manon avec le Testament. Livres parus à quelques mois de distance.
[3]. Villon commençait ainsi : « En l’an de mon trentïesme aage, / Que toutes mes hontes j’euz beues, […]. » Édition de Claude Thiry (Le Livre de poche, coll. « Lettres gothiques », 1991, p. 91).[4]. Alain Badiou, Le Siècle, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2005.
[5]. Alain Badiou reprend ici le terme de Nietzsche, philosophe « intempestif ».

Isabelle Lévesque

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