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La poésie derrière les larmes

Article publié dans le n°1164 (03 janv. 2017) de Quinzaines

La collection « Poésie » des éditions Gallimard s’est imposée depuis longtemps comme une bibliothèque vivante de la poésie universelle. À l’occasion de ses cinquante ans, elle accueille plusieurs nouveaux recueils, dont les Poèmes choisis de Jean-Pierre Lemaire, magnifique anthologie d’un des plus purs poètes d’aujourd’hui. Grand Prix de poésie de l’Académie française en 1999, il fut dès ses premières publications encouragé et soutenu par Jean Grosjean et Philippe Jaccottet. L’anthologie qu’il a lui-même réalisée est un précieux condensé d’une œuvre portée par une foi religieuse qui transforme en expérience spirituelle, et en promesse lumineuse, la trame d’une existence.
Jean-Pierre Lemaire
Le poème derrière les larmes : poèmes choisis
La collection « Poésie » des éditions Gallimard s’est imposée depuis longtemps comme une bibliothèque vivante de la poésie universelle. À l’occasion de ses cinquante ans, elle accueille plusieurs nouveaux recueils, dont les Poèmes choisis de Jean-Pierre Lemaire, magnifique anthologie d’un des plus purs poètes d’aujourd’hui. Grand Prix de poésie de l’Académie française en 1999, il fut dès ses premières publications encouragé et soutenu par Jean Grosjean et Philippe Jaccottet. L’anthologie qu’il a lui-même réalisée est un précieux condensé d’une œuvre portée par une foi religieuse qui transforme en expérience spirituelle, et en promesse lumineuse, la trame d’une existence.

« La lumière passe au milieu du feuillage » : de même la parole poétique, comme une traversée lumineuse. Jamais une fixation ni un arrêt, ni même une extase, mais une transparence gagnée verbalement dans l’apparente insignifiance des choses. Parole qui n’est jamais un coup de force – une « prise de parole » qui capterait le monde pour le retenir et le posséder orgueilleusement dans le tissu des mots. C’est au contraire une voix qu’on croit avoir entendue, et qui semble prolonger un dialogue déjà engagé. À l’amorce du texte, le silence s’ouvre : cette parole était là avant de se faire entendre ; l’autre – le lecteur – se découvre attendu, circulant entre les différents pronoms – je/tu/il/elle – qui dessinent allusivement les contours d’un univers familier. 

La poésie de Jean-Pierre Lemaire est lyrique au double sens où elle prend sa source dans le plus sensible de l’expérience individuelle, et le restitue par une aussi subtile que discrète modulation musicale de la langue. Elle dissout presque le « je » poétique – présent ou implicite – dans une émotion qui le traverse et le dépasse. Dans le sillage d’un Supervielle ou, plus directement, de Philippe Jaccottet, ce lyrisme n’est ni hyperbolique ni théâtral ; le « je » n’y est qu’une figure parmi d’autres dans une scène qui se découvre à lui et souvent le transfigure. Si, comme l’écrit Jean-Marc Sourdillon dans sa belle préface, ici « quelqu’un se parle à lui-même dans la suite des jours », c’est en créant verbalement le lieu d’une intimité ouverte, d’une confidence sans narcissisme, avec un poète comme décentré de son propos, fuyant la profération, écoutant ce qui se révèle à lui, se désignant par un « tu » qui le dédouble. Le poème ouvre à l’expérience d’un compagnonnage avec soi, avec l’autre qui est en soi, dans une double épreuve d’étrangeté et de reconnaissance où se projette le lecteur. 

Suivant souvent le fil d’un petit récit avec la brièveté d’une narration elliptique ou allusive, l’écriture de Jean-Pierre Lemaire extrait le minerai poétique – et spirituel – qui se loge dans les circonstances les plus infimes, celles d’une vie dont on perçoit ici les différentes étapes, souvent éclairées par la lumière persistante des souvenirs d’enfance. Écrire est un cheminement dans le tissu abondant des sensations et des réminiscences qui viennent donner au présent sa densité, y tisser le fil d’une conscience vibrante : « comme si chaque chose était une aiguille / attentive au passage d’un fil de lumière ». Rien donc d’un saisissement dans l’acte poétique : il suit le cours de la vie, accompagne la courbe des jours, les recueille avec douceur : le « Nouvel art poétique » entend prendre les hommes « doucement dans le réseau fluide et mesuré des vers, comme les poissons / qui ne distinguent plus le filet de la mer ». L’ambition poétique n’est pas d’élaborer un monde verbal, concurrent de la réalité expérimentale ; il vise à cette transparence dont parlait Pierre Reverdy quand il affirmait en 1929 dans Flaques de verre : « Je ne vois plus la poésie qu’entre les lignes » ; de même Jean-Pierre Lemaire, faisant sien le travail de l’imprimeur qui « ajoute aux mots visibles / une feuille de fin silence ». 

Cette poétique de l’humilité, qui refuse autant la sophistication des vocables que l’obscurité syntaxique, introduit l’étonnement et la cambrure du rythme poétique dans la simplicité apparente d’une prose : « Dans les rues tu marches / sous une cloche à plongeur / où les bruits ne te parviennent / que longtemps après / amortis par les siècles ». Formes brèves qui dépassent rarement une page et refusent le « bijou d’un sou » (Verlaine) de la rime, trop démonstrative, les poèmes s’élaborent dans la vibration d’une parole qui se sait précaire et tire sa lumière d’une fragilité assumée. Dans cette voix « miraculeusement accordée au monde simple » (Philippe Jaccottet), l’image poétique ne déchire jamais le tissu de la langue ; elle en révèle plutôt la secrète moirure et les plis inapparents ; elle accompagne le saisissement de la conscience du monde : « Depuis sa mort, tu sais / que chaque maison le long de la rue / est un moulin / broyant finement / la farine humaine. » C’est ici ce que Paul Ricœur nommait une « métaphore vive », travaillant au cœur du réel. 

Tant d’humilité s’adosse à une expérience des ténèbres traversée par la foi religieuse. Face à « l’ivrogne qu’on relève au milieu de la route / tuméfié par sa chute », « Tu priais alors pour ne pas descendre / ne pas te reconnaître dans l’image au fond / qui seule te faisait respirer sous le masque / la Sainte Face grise, à ta ressemblance. » C’est cette apparition de la figure sacrificielle et rédemptrice qui soulève et illumine les poèmes de Jean-Pierre Lemaire. La préface donne de précieuses informations biographiques sur les expériences fondatrices de cette foi : une crise sentimentale qui a conduit à une conversion religieuse, un passage douloureux de la musique – la première passion – à la poésie, enfin une apparition christique au cours d’un voyage à Lourdes, après la mort du père. 

Le mouvement de la conversion constitue l’horizon de l’écriture ; elle ouvre dans le réel un « pays derrière les larmes » où se profile la gloire discrète et lumineuse d’un salut, comme un « paysage illuminé par la miséricorde ». Si bien des mots du vocabulaire religieux se retrouvent dans ces poèmes, ce n’est pas à la manière d’un pesant corps de doctrine servant de matrice textuelle, mais comme un fil d’Ariane souterrain qui relie les étapes d’une existence, et rehausse spirituellement le moindre moment quotidien par une grâce légère : « que nous levions les yeux, / que de minces chemins s’ouvrent dans nos cœurs / pour nous alléger comme des bateaux ».Il ne s’agit jamais ici d’enclore le réel dans un vocable, de quêter une hypothétique essence, mais d’accompagner ou d’opérer un dévoilement et de « dépouiller le vieil homme » : « Oublie maintenant mes anciens visages / car en voici de nouveaux chaque jour […] / Quand tu ne sauras plus, tu me ressembleras ». La parole se place « au seuil d’un espace / d’un temps restaurés […] / où l’homme entier retrouve / sa mémoire et son attente ». 

L’éclairage biographique et la perspective religieuse n’épuisent pas la force de cette œuvre. Fragiles et lumineuses architectures de mots, ces textes rappellent la haute mission spirituelle de la poésie, son exigence (ici, pas un seul texte qui ne soit fondé sur une nécessité intérieure), sa tentative sans cesse recommencée de questionner le mystère de l’existence et de « rebat[tre] les cartes du temps ». Riche d’une mémoire où « Des génies habitaient à l’intérieur des arbres / et sortaient le soir, quand il faisait grand vent », hantée par « l’acupuncture atroce des clous », habitée par l’image paternelle, « fantôme flottant au-dessus de la vie », l’écriture s’achemine vers la plénitude d’un temps où « Toute chose est enfin / devenue mystérieuse. »

Daniel Bergez

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