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Emmanuel Venet, psychiatre et écrivain, recueille en vingt courts chapitres les histoires de ses patients schizophrènes, auxquels le pseudonyme commun de Marcel est attribué.
Emmanuel Venet, psychiatre et écrivain, recueille en vingt courts chapitres les histoires de ses patients schizophrènes, auxquels le pseudonyme commun de Marcel est attribué.

« Schizogramme : n.m., de schizein, couper, et graphein, écrire. Néologisme créé en 2022 par l’auteur, désignant un écrit sur la schizophrénie. » Écrites à des époques différentes, ces « fictions vraies » nous livrent un portrait très complexe du schizophrène en tant qu’être « vulnérable, saugrenu, poétique ». C’est notamment à l’image du schizophrène violent et dangereux que le livre d’Emmanuel Venet s’en prend. Une image véhiculée par « trop de médias sensationnalistes » et qui dut jouer en faveur de l’adoption de la loi du 5 juillet 2011 imposant l’intervention d’un juge pour déterminer la pertinence d’une hospitalisation sous contrainte. Comme le rappelle l’auteur, cette loi a entraîné une série de changements considérables, parmi lesquels l’installation d’une salle d’audience au milieu des hôpitaux, l’intervention d’avocats commis d’office et le recours à des psychiatres qui, parce qu’ils doivent donner un avis neutre, ne sont pas impliqués dans la prise en charge du patient. Dans cette espèce de procès sans crime, où les juges sont appelés à délibérer en cliniciens et où les avocats considèrent comme une victoire le fait de voir leur client libéré (bien que malade), peu de place est accordé aux véritables victimes. « Architecturée comme un roman de Kafka, cette loi nous entraîne au quotidien dans un maquis pseudologique où l’aberrant le dispute à l’incongru, le tragique au burlesque. » Même si, comme l’indique la postface, la loi a été améliorée par la suite, le récit des péripéties bureaucratiques auxquelles le psychiatre est confronté n’en reste pas moins affligeant.

En effet, si les patients représentent le cœur du récit, le livre d’Emmanuel Venet offre aussi un aperçu très honnête des difficultés de la profession de psychiatre, cela en livrant au lecteur le « souvenir des ignorances et des impuissances de la psychiatrie », sans en cacher les échecs. Le métier de psychiatre ressemble dès lors étrangement à celui du traducteur, les deux ayant à faire avec une langue autre qu’il faut trans-ducere, transporter d’une part à l’autre. « J’ai mangé quelque chose qui ne passe pas », dit Marcel en parlant du réveillon de fin d’année. Depuis, il a mal à l’estomac : serait-ce à cause de la volaille ? de la langoustine ? Le psychiatre mène son enquête, essaie de comprendre, de traduire. Qu’est-ce que ce « quelque chose qui ne passe pas » ? Si le code de décryptage n’est pas le bon, aucune communication n’est possible : le psychiatre-traducteur s’est trompé de langue. Marcel n’a pas mangé de langoustines avariées, il a ingéré des piles LR6 qui, décidément, « ne passent pas ». Marcel l’avait pourtant bien dit.

Comme la poésie, qui enfreint les règles de la communication ordinaire ou pragmatique, la langue que les schizophrènes parlent obéit à des codes différents. Emmanuel Venet rappelle que cette condition peut se définir comme le « paralogisme » et qu’elle consiste en une manière d’« utiliser des mots de la langue en s’affranchissant de leur signification ». Hostile à toute fonction référentielle, peu intéressée par la contrainte utilitaire de la transmission du message, la langue de Marcel est bien une forme de poésie. On pense aux Cahiers de Rodez d’Artaud et à ses glossolalies, transcription pulsionnelle de ce qu’il appelait « la parole d’avant les mots ». Chez les patients d’Emmanuel Venet, la transgression grammaticale ou l’arbitraire sémantique représentent la seule rupture possible avec l’ordre constitué, perçu comme autoritaire, répressif ou antagoniste : « On m’a tout mis dans le méandre » explique un Marcel ; « 282 ça fait combien ? » demande un autre ; « La solution, c’est de vivre continuellement » conclut un troisième.

En lisant l’un après l’autre les chapitres, on finit même par se demander si la langue que nous parlons couramment n’est pas plus dissociée que celle utilisée par Marcel. Un bon exemple, comme le rappelle l’auteur, est les communications administratives « dépersonnalisées » (adressées non plus à des destinataires mais à des listes de diffusion) et « désémantisées » (car remplies de sigles, acronymes, abréviations…, autant de signes vides qu’on ne peut déchiffrer). Ainsi, dans cette langue tout aussi étrangère, un plan de licenciement s’appelle « plan de sauvegarde de l’emploi », et une suppression de poste devient un « redéploiement de ressources humaines ». L’incommunicabilité est là, mais à la différence de la langue des schizophrènes, le langage bureaucratique est accepté par le système : à nous de nous adapter.

La langue de Marcel, au moins, a le mérite d’être résolument poétique : « Il ne me reste plus que trois mois à vivre sans toi ma déesse sans descendance, Reine margot, phénix Morgane au Japon belle île en mère. Viendras-tu à mon enterrement ? Je t’aime définitivement. »

« Ça ne veut pas rien dire », écrivait Rimbaud à Georges Izambard en marge des vers qu’il lui adressait. Les patients d’Emmanuel Venet nous semblent dire la même chose. Après tout, comme l’affirmait Georges Bataille, « la poésie est le langage de l’impossible ».

[Extrait]

« Les parents de Marcel sont donc vivants mais décédés. Philosophe, notre homme ajoute que dorénavant ce sera comme d’habitude. Ce pourrait être la devise des schizophrènes, signant à la fois leur drame et leur force dans cette époque où l’on soigne les psychotiques par antipsychotiques sans y entendre malice. Quant à moi, après avoir roulé ma bosse durant quatre décennies dans les hôpitaux psychiatriques, je rends mon tablier de psychiatre et ressens pour tous les patients que j’ai soignés un élan de gratitude. »

Emmanuel Venet, Schizogramme

Sara Svolacchia

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