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La théâtralité du mal

Romeo Castellucci et Thomas Ostermeier sont deux artistes qui essaient, chacun à sa manière, de théâtraliser le mal. Pour Castellucci, il s’agirait de retrouver la racine d’un mal originel, sacré, d’où son intérêt pour les mythes bibliques ou antiques. Pour Ostermeier, il s’agirait de démasquer le rôle que joue le mal dans les comportements humains, comme il le fait par exemple avec Shakespeare, dans Richard III ou Hamlet. L’un et l’autre n’opposent pas le mal au bien sur le terrain de la morale, ils cherchent au contraire à puiser dans l’énergie narrative que constitue le mal, car nous savons que le bien n’a pas d’histoire et que l’art commence quand le mal entre en scène.

Lars Eidinger (Richard III), mise en scène de Thomas Ostermeier, Schaubühne de Berlin, 2015

Romeo Castellucci et Thomas Ostermeier sont deux artistes qui essaient, chacun à sa manière, de théâtraliser le mal. Pour Castellucci, il s’agirait de retrouver la racine d’un mal originel, sacré, d’où son intérêt pour les mythes bibliques ou antiques. Pour Ostermeier, il s’agirait de démasquer le rôle que joue le mal dans les comportements humains, comme il le fait par exemple avec Shakespeare, dans Richard III ou Hamlet. L’un et l’autre n’opposent pas le mal au bien sur le terrain de la morale, ils cherchent au contraire à puiser dans l’énergie narrative que constitue le mal, car nous savons que le bien n’a pas d’histoire et que l’art commence quand le mal entre en scène.

Bien que l’approche de Castellucci et d’Ostermeier soit différente, leur théâtre tenterait, comme Artaud l’écrivait dans Le Théâtre et son double, de « rompre l’assujettissement du théâtre au texte », afin de faire davantage du théâtre une réalité qui contienne « cette morsure concrète que comporte toute sensation vraie ». L’enjeu est de ne pas simplement aller au théâtre, de ne pas réduire le théâtre à un divertissement ou à la déclamation intellectuelle d’un texte. Il faut qu’il se passe quelque chose entre les acteurs et les spectateurs. Le rôle du metteur en scène est de créer cette relation et pas seulement de mettre en scène un texte. 

Dans la libre adaptation de La Divine Comédie par Castellucci (2008), on entend pour ainsi dire jamais le texte de Dante. En revanche, on voit les images que le texte de Dante a produites dans l’esprit de Castellucci. Des corps qui escaladent les parois de la Cité des Papes à Avignon ou des chiens, des chiens infernaux, qui s’acharnent sur le corps d’un acteur (le corps même de Castellucci se mettant en scène). Les images sont oniriques, mentales. Leur esthétisation permet à Castellucci de théâtraliser le mal dans une sorte de distanciation brechtienne. Dans le Paradis, les spectateurs, par petits groupes de cinq ou six, doivent se pencher pour contempler à travers un orifice circulaire les reflets aquatiques et lumineux d’une église vide, désaffectée, à l’intérieur de laquelle brûlerait un piano. La musicalité de la nappe d’eau qui recouvre le sol de l’église et que symboliserait le piano en flammes crée un agencement interrogeant la vision paradisiaque de Dante. L’hétérogénéité est encore plus radicale dans le Purgatoire. Le texte disparaît entièrement, se dissout dans une représentation étrangère à La Divine Comédie. Nous sommes cette fois dans un luxueux appartement, quasi cinématographique, qui contraste avec l’événement terrible que met en scène Castellucci et qui ne peut provoquer chez le spectateur qu’un malaise. Un père, pour des raisons incompréhensibles, viole son jeune fils. Le Purgatoire est pris à la lettre, sa fonction étant de purger le mal, mais on se demande si nous ne sommes pas plutôt en Enfer (un enfer sourd). La justification pour Castellucci est théologique. Le viol, acte infâme, qui plus est de la part d’un père, porterait les traces du mal originaire, la procréation (conséquence du péché originel) contenant en germe d’après Castellucci le viol que seul le pardon du fils serait en mesure de racheter. L’exemple est extrême, irreprésentable, met à l’épreuve les effets cathartiques du Purgatoire ou ceux, aristotéliciens, du théâtre. 

Dans Les Pèlerins de la matière (Les Solitaires intempestifs, 2001), Castellucci écrit que le théâtre possède une dimension eucharistique (la transformation du corps du Christ en fait eucharistique). L’acteur joue le rôle d’une victime innocente, expiatoire, renouant avec les origines du théâtre, avec sa valeur rituelle. Nous avons l’impression de ne pas être seulement dans un théâtre en train de regarder un spectacle. Dans Go down, Moses (Théâtre de la Ville, 2014), la dramaturgie de Moïse remonte à la surface, réveille en nous des sensations primitives. Une femme accouche dans des toilettes de l’homme Moïse. Le sang qui s’écoule est sacrificiel. Une turbine, qui figurerait le buisson ardent, envahit le théâtre d’un bruit insupportable. L’image finale, une grotte préhistorique, nous immerge dans une atmosphère archéologique, s’immobilise dans notre regard. On devine qu’une femme et un homme enterrent un nouveau-né, puis font l’amour, avant que la femme se lève et réussisse à écrire sur l’immense rideau de tulle qui sépare la scène de la salle le mot SOS. Dans Moses und Aron, l’opéra de Schönberg que Castellucci a mis en scène en 2015 à l’Opéra Bastille, le livret et la partition sont plus contraignants. Mais le spectacle lui-même devient la mise en abyme de l’incommunicabilité qu’éprouve Moïse, qu’éprouvait Schönberg et qui éclate à la fin du troisième et dernier acte : « Ô verbe, verbe qui me manque ! » Le peuple d’Israël, c’est nous, spectateurs, commente Castellucci. Le théâtre est le Veau d’or que nous venons adorer, consommer. 

La démarche de Thomas Ostermeier emprunte d’autres chemins. La question qu’il pose dans Le Théâtre et la peur (Actes Sud, 2016) à propos de sa mise en scène de Hamlet bute contre la première interrogation de la pièce : « Qui est là ? » Pour lui, cette question recèle plus de signification que le célèbre « to be or not to be ».Qui est là ? Très certainement le fantôme du père d’Hamlet, mais également qui est là, devant « moi », derrière le rôle que nous sommes forcés de jouer en tant qu’acteur ou spectateur. Ostermeier traduit une autre célèbre phrase de Shakespeare, « le monde entier est un théâtre », par le fait que le monde force l’acteur à jouer, force Hamlet à jouer la comédie, le fou, le forcené… Le théâtre n’est plus que le lieu du redoublement de sa propre représentation, du théâtre dans le théâtre, de « moi » jouant un rôle dans l’intention peut-être de découvrir la vérité. Le meilleur de la vérité ou le pire… 

Pour monter Richard III à la Schaubühne de Berlin qu’il dirige, Ostermeier a recréé une scène élisabéthaine, avec son « globe », qui offre l’avantage d’établir une plus grande proximité avec les acteurs. L’idée est d’abattre la cloison entre le spectacle et les spectateurs, d’englober les spectateurs dans le spectacle. De plus, les acteurs qui incarnent les Vices entrent en scène avec Richard III en venant de la salle, du public, pour que les spectateurs aient le sentiment que Richard III finalement n’est que leur représentant, leur complice, l’un d’eux, le « loup qui veille en moi ». Citant Georg Büchner, Ostermeier répète souvent que le théâtre doit nous aider à comprendre « qu’est-ce qui en nous fornique, ment, vole et tue » (La Mort de Danton). Qu’est-ce qui nous force à jouer un rôle. « Le théâtre devient ainsi un dispositif d’évacuation des affects et des pulsions qui n’ont pas leur place dans une société civilisée », écrit-il encore dans Le Théâtre et la peur. D’un côté, nous avons donc Hamlet qui désire la vérité ; de l’autre, Richard III qui manipule cette vérité ; l’épée empoisonnée, médiévale, dont meurt Hamlet, et la parole machiavélique, moderne, la séduction du mal de Richard III. 

Je restitue les mots au tout début de la pièce, les mots que prononce Lars Eidinger, l’acteur fascinant de la Schaubühne interprétant Richard III. Tel un chanteur rock ou punk, il parle dans un micro-caméra suspendu à un câble depuis les cintres qui démultiplie ses faits et gestes, éclabousse notre narcissisme morbide. « Nos cris guerriers se sont mués en plaisantes causeries, et le tumulte de la guerre en air de danse. La face grimaçante du combat s’est déridée. Au lieu de monter des chevaux de bataille, pour terrifier l’âme des ennemis, il glisse d’un pas souple, au son d’une guitare, dans la chambre d’une dame. Mais moi, je ne suis pas fait pour ces jeux folâtres, ni pour adorer mon propre reflet. Moi, trop grossièrement taillé, sans la majesté de l’amour pour me pavaner devant une nymphe lascive. Moi, privé de toutes belles proportions, frustré de tout attrait par la nature hypocrite, handicapé, inachevé, mis au monde avant son terme, assemblé à moitié, si boiteux et estropié que les chiens aboient à mon passage. Moi, qui en ces mornes temps de paix n’ai d’autre loisir que tuer le temps en épiant mon ombre sous le soleil et en blâmant ma difformité. Aussi, puisque je ne saurai faire l’amant pour me divertir dans ce beau monde éloquent, je suis résolu à être un scélérat et à haïr les plaisirs vaniteux de ce monde ! »  

Jean-Pierre Ferrini

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