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Le secret Bolaño

Le coup d’État militaire de Pinochet et les huit jours que Roberto Bolaño passa dans une prison chilienne en 1973 constituent une première expérience qui aura par la suite de multiples répercussions dans son œuvre. Deux geôliers, qui étaient d’anciens camarades de lycée, lui sauvèrent en quelque sorte la vie, mais il n’oubliera pas les coups et les cris qu’on entendait provenant des cellules voisines.

Francisco Goya, El sueño de la razon produce monstruos, eau-forte, Los caprichos, n° 43, 1799

Le coup d’État militaire de Pinochet et les huit jours que Roberto Bolaño passa dans une prison chilienne en 1973 constituent une première expérience qui aura par la suite de multiples répercussions dans son œuvre. Deux geôliers, qui étaient d’anciens camarades de lycée, lui sauvèrent en quelque sorte la vie, mais il n’oubliera pas les coups et les cris qu’on entendait provenant des cellules voisines.

Tout en étant « activiste » politique, Bolaño se rêve pour commencer poète « infra-réaliste ». Son maître est le centenaire Nicanor Parra (né en 1914). Une mince plaquette, Les Chiens romantiques, recueille la substantifique moelle de l’œuvre poétique, et l’œuvre romanesque, inversement proportionnelle, rejouera inlassablement ces années vagabondes avec pour arrière-fond la littérature latino-américaine, Borges, la corruption, la barbarie et le mal. 

Né au Chili, à Santiago, en 1953, Bolaño meurt à Barcelone en 2003, à l’âge de cinquante ans. Au départ, il mène une vie errante. En 1968, il suit sa famille à Mexico et décide de revenir au Chili en 1973, juste avant que Pinochet renverse le régime démocratique de Salvador Allende et instaure une dictature ; Pinochet, qui mourra après Bolaño, en 2006, sans que soient jugés les crimes qu’il a commis ; et s’il a dû renoncer en 1990 à la tyrannie qu’il exerçait, il a continué à susciter une certaine fascination (Margaret Thatcher ou Ronald Reagan, par exemple, préférèrent fermer les yeux). Finalement, en 1977 (il a vingt-quatre ans), Bolaño quitte l’Amérique latine et s’installe à Barcelone, puis à Blanes, une petite ville côtière catalane. Il exerce divers petits métiers, dont gardien de camping (je n’aurai été qu’un « touriste dans les tripes du prolétariat », commenta-t-il ironiquement). Là encore, ces années, pendant lesquelles Bolaño semble avoir ingéré toute la Bibliothèque, le différencient de la plupart des écrivains de sa génération. 

Il se marie en 1985 avec Carolina López, et son rapport au monde change lorsqu’il devient père, en 1990 : « Mon unique patrie, disait-il, ce sont mes enfants, Lautaro et Alexandra. » Il se décide alors à gagner sa vie autrement, en écrivant des romans, même si auparavant il s’était déjà essayé à la prose, notamment avec Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce ou Le Troisième Reich. Le dernier événement de sa biographie est la maladie hépatique qu’il apprend en 1992. Il a presque quarante ans, mais les dix ans qu’il lui reste à vivre, il va les vouer sans relâche à l’écriture, si bien qu’on se demande, devant l’ampleur de la production de cette période, comment Bolaño a pu raisonnablement édifier une œuvre monumentale pareille dans un laps de temps aussi court. Il y a en lui une force prodigieuse, une « vitalité désespérée » qu’on ne devine pas dans les rares apparitions filmées qu’il a consenties à la fin de sa vie. Je pense à l’émouvant entretien de 1999 pour la télévision chilienne (La Belleza de pensar), qui dévoile un adolescent conjuguant gravité et légèreté avec la grâce du funambule.       

Trajectoire singulière, étrange et insaisissable, qu’il est nécessaire de rappeler pour tenter de s’approcher d’une œuvre elle-même singulière, étrange et insaisissable, et que nous avons découverte en France seulement en 2002, un an avant la mort de Bolaño, dans la traduction de Robert Amutio chez Christian Bourgois (à l’exception d’Amuleto). En 1996, Bolaño publie La Littérature nazie en Amérique et Étoile distante ; en 1997, le recueil de nouvelles Appels téléphoniques ; en 1998, Les Détectives sauvages l’impose comme un écrivain majeur ; en 1999, Amuleto ; en 2000, Nocturne du Chili ; en 2001, un autre recueil de nouvelles, Des putains meurtrières ; en 2002, Un petit roman lumpen ; enfin, en 2003, il remet à son éditeur barcelonais 2666 (« roman monde » de plus de mille pages) et les nouvelles du Gaucho insupportable comprenant deux conférences testamentaires. 

S’ajoutent les écrits posthumes. Parmi eux, Le Secret du mal, dont le bref texte éponyme pourrait servir d’introduction à l’œuvre entière de Bolaño. Au milieu de la nuit, un journaliste nord-américain, à Paris, reçoit un coup de téléphone d’une personne lui disant qu’elle a une « information » à lui communiquer et qu’elle doit le rencontrer immédiatement, mais le récit s’interrompt inexplicablement. On s’accroche au titre sans savoir de quel secret ni de quel mal il s’agit. Entre Joe A. Kelso (le journaliste) et Sacha Pinsky (l’auteur de l’appel téléphonique), on retrouve une polarité propre à l’écriture labyrinthique de Bolaño, qui dissimule plus qu’elle ne révèle. Toutefois, il suffit de lire Les Détectives sauvages, 2666 ou ses autres livres pour entrer dans « le secret du mal » que Sacha Pinsky s’apprêtait à divulguer à Joe A. Kelso. Le Troisième Reich et La Littérature nazie en Amérique montrent que Bolaño n’est pas étranger au « mal absolu ». Mais, un peu à la manière de Pasolini qui voyait dans le néocapitalisme un néofascisme, Bolaño s’intéressait davantage à la relativisation du mal. Pas à sa banalisation. À sa dissémination, comme une maladie. Telle serait l’une des significations possibles de l’équation du titre de la conférence dans Le Gaucho insupportable : « Littérature + maladie = maladie ». Si Bolaño parle de sa maladie, il ne parle pas que d’elle. Il cite un vers de Baudelaire, dans « Le voyage » : « une oasis d’horreur dans un désert d’ennui ». Il n’y a pas pour lui de diagnostic plus lucide que cette image pour exprimer « la maladie de l’homme moderne ». 

Dans un entretien avec Dominique Aussenac (Le Matricule des Anges, n° 40, septembre-octobre 2002), Bolaño établit une distinction entre un « mal chaud » (ordinaire) et un « mal froid » (l’altérité radicale), en précisant que le second est « comme l’ombre de l’humanité », qu’il est partout et n’apparaît nulle part, et qu’on finit par le confondre avec le mal ordinaire. Dans les romans de Bolaño, qui sont des « poèmes » policiers, tous les détectives sauvages enquêtent pour tenter de lever ce « secret du mal ». Carlos Wieder dans Étoile distante est un dandy poète aviateur qui s’avèrera n’être qu’un serial killer du régime de Pinochet. Dans Nocturne du Chili, le père Icabache, un prêtre critique littéraire qui a enseigné le marxisme à Pinochet, refuse de reconnaître les crimes qu’un homme, Jimmy Thompson, industriel nord-américain ayant implanté des entreprises au Chili, perpétuait en secret dans la cave de sa maison, toujours sous le régime de Pinochet, pendant que sa femme organisait des réunions littéraires. 

Dans chaque livre, Bolaño se perd dans les méandres de l’âme humaine pour en débusquer, derrière le masque de la respectabilité, le mal tapi dans l’ombre. Ce qui le hante est l’absence de culpabilité, c’est-à-dire de mémoire, qu’éprouvent les criminels qu’il met en scène ; et pour le supporter, il a inventé une forme très particulière d’ironie et d’humour qui est sa marque de fabrique ; il a réussi à « donner une forme jouissive et féroce à son désespoir », écrit Philippe Lançon. À la recherche de la poétesse Cesàrea Tinajero, les poètes des Détectives sauvages, Juan Garcia Madero, Arturo Belano et Ulises Lima, fuient le souteneur de Lupe (une jeune prostituée amante de Juan Garcia Madero) dans les déserts de Sonora à la frontière américano-mexicaine près de la ville de Santa Teresa qui sera le centre névralgique de 2666. Un livre apocalyptique dans lequel Bolaño révèle « le secret du mal » qui hante son œuvre en décrivant avec une cruauté clinique l’assassinat à Santa Teresa de plus de cent femmes dans des conditions atroces. Que l’écrivain mystérieux et « héros » de 2666, Hans Reiter alias Benno von Archimboldi, soit d’origine allemande n’est évidemment pas sans relation avec le nazisme et la Shoah. Trois universitaires européens le poursuivent jusqu’à Santa Teresa où il aurait disparu peut-être par culpabilité pour des crimes qui, après Auschwitz, continuent de demeurer impunis, 2666 se refermant sans qu’on connaisse le nom des assassins ou de l’Assassin. El sueño de la razon produce monstruos

Jean-Pierre Ferrini

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