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Laura apprend

Article publié dans le n°998 (01 sept. 2009) de Quinzaines

Il faut attendre les toutes dernières lignes d’Une année étrangère, le nouveau roman de Brigitte Giraud, pour qu’enfin on se sente libéré d’un poids qui oppresse. Poids des secrets et des silences qui les accompagnent ? Poids d’une année passée loin de chez soi dans une langue étrangère ? Cela mais pas seulement.
Brigitte Giraud
Une année étrangère
(Stock)
Il faut attendre les toutes dernières lignes d’Une année étrangère, le nouveau roman de Brigitte Giraud, pour qu’enfin on se sente libéré d’un poids qui oppresse. Poids des secrets et des silences qui les accompagnent ? Poids d’une année passée loin de chez soi dans une langue étrangère ? Cela mais pas seulement.

« Cela se passe dans le froid d’un hiver allemand. » L’incipit donne le la. Un pays voisin, proche et très éloigné du nôtre, un pays avec lequel l’Histoire est faite de cicatrices qui ont tardé à se fermer. L’hiver, le corps engoncé dans les vêtements, et la distance que le froid crée. Enfin l’emploi du présent qui traduit à la fois la fixité, le gel, et ce qui peut encore évoluer, changer. C’est le temps des romans de Brigitte Giraud, du très beau J’apprends, qui mettait en scène une enfant confronté au mensonge, à la trahison et au lourd silence, des nouvelles du recueil L’amour est très surestimé, textes qui montraient, telles des loupes, les déchirures du tissu qui habille les couples.

Ces motifs reviennent dans Une année étrangère. Laura a dix-sept ans et demi. Elle a arrêté ses études peu avant le bac et a été engagée comme fille au pair, dans la banlieue de Hambourg. Plus qu’une envie de perfectionner son allemand, elle a voulu fuir une famille brisée par le deuil, des parents qui ne se supportent plus mais ne peuvent se séparer. Son frère aîné, Simon, est resté avec eux, et l’échange de lettres avec Laura est pour la narratrice le seul lien avec la langue maternelle et la maison. La mort de Léo, leur jeune frère, lors d’un accident de mobylette, est là, en filigrane, mais ils n’en parlent pas.

Chez les Bergen, la famille d’accueil, tout semble plus simple : un couple uni et deux enfants, Thomas quinze ans et sa sœur cadette Susanne, dont Laura a la charge. On est au tout début des années quatre-vingt, et faire une excursion jusqu’à la frontière, c’est se heurter aux barbelés qui séparent les deux Allemagnes. Du côté est vivent les parents de Mme Bergen et ils sont comme invisibles. Quant au père de M. Bergen, il habite Hambourg, et un jour de déménagement, Laura trouve chez lui Mein Kampf. Délaissant La Montagne magique, qu’elle déchiffrait lentement, avec l’espoir de comprendre ce qu’est ce pays étranger, elle se plonge dans l’essai d’Hitler, plus mystérieux et éclairant. Mystère angoissant qui tient aussi à la découverte du livre chez le vieil homme. Mais arrêtons-nous là.

L’emploi du présent permet en effet de lire ce roman comme le journal d’une adolescente qui apprend, pour reprendre ce verbe si précieux pour l’auteur. Laura vit dans une tension perpétuelle liée à son ignorance de l’allemand. Elle écoute ce qu’on lui dit, entend des mots ou bribes de phrases mais son savoir tout scolaire ne lui permet pas d’accéder au sens, de saisir les implicites, de percevoir les non-dits. Elle interprète des gestes, des mimiques, des comportements, sans être jamais sûre. Ce qu’elle peut dire reste d’une faiblesse insigne. Il lui manque les mots, les tournures pour communiquer et souffre de cette impuissance à dire. Parfois elle ment, pour simplifier. La vie qu’elle s’invente l’arrange, la soulage.

Le roman traduit la confusion, le malaise, les sentiments et impressions qui se bousculent. Le rythme des phrases, le flux rapide des événements même microscopiques traduisent cette intensité. Cette année en Allemagne est celle de toutes les transformations et des révélations. Elle épouse le rythme des saisons, et les variations climatiques font écho aux émotions ressenties par la jeune fille. Au début, adolescente repliée sur elle-même, trouvant refuge dans la musique, dans la correspondance avec son frère, Laura doit aller vers les autres, et quand elle ne le fait pas, ils s’introduisent chez elle, dans sa chambre, s’imposent avec leurs lourds secrets et leurs sentiments les plus intenses. Notamment quand Mme Bergen est frappée par un cancer qui l’éloigne du domicile familial.

Une année étrangère est la description concrète, physique, de la différence. En France, chez la narratrice, tout est en ordre. La mère donne le rythme, établit le code. Prévoir, planifier, réguler sont des façons de fuir l’angoisse, d’échapper au vide effrayant provoqué par la mort de Léo. Laura a fui cet ordre mortifère et trouvé chez les Bergen une désinvolture face aux contraintes de la vie quotidienne, qui la soulage ou la repose. Elle découvre les vertus de la lenteur, cette même lenteur qui crée le climat hypnotique de La Montagne magique, récit d’un naufrage souhaité par Hans Castorp, le héros du roman de Mann.

Pas de naufrage pour Laura, plutôt des écueils à franchir, des tempêtes intérieures à affronter pour mûrir. Au terme de cette année étrangère, elle est une autre, qui rêve parfois en allemand, connaît les déchirures renvoyant les adultes déchirés au statut de l’enfant déboussolé. Laura est plus solide, plus déterminée. Sa métamorphose se sera produite dans l’intensité et parfois le vertige, mais rares sont les adolescences apaisées.

Norbert Czarny