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Écrire la guerre

Article publié dans le n°998 (01 sept. 2009) de Quinzaines

On le surnomme Feu-de-Bois, il se prénomme Bernard. Avant d’être cet homme aux ongles sales, qui sent mauvais et qu’on préfère tenir éloigné, il a été un époux, un père de famille qui travaillait à l’usine, à Boulogne. Quarante ans ont passé et quand il vient offrir un cadeau coûteux à sa sœur Solange, tout le monde s’interroge sur la provenance de l’argent.
Laurent Mauvignier
Des hommes
(Minuit)
On le surnomme Feu-de-Bois, il se prénomme Bernard. Avant d’être cet homme aux ongles sales, qui sent mauvais et qu’on préfère tenir éloigné, il a été un époux, un père de famille qui travaillait à l’usine, à Boulogne. Quarante ans ont passé et quand il vient offrir un cadeau coûteux à sa sœur Solange, tout le monde s’interroge sur la provenance de l’argent.

Le passé, la famille, l’argent : un lien étroit unit ces trois constituants de l’univers de Mauvignier, depuis Loin d’eux, son premier roman. Ici, le passé, on l’apprendra assez vite, c’est la guerre d’Algérie. Bernard l’a faite, dans l’Oranais, avec son cousin Rabut qui fait office de narrateur à diverses reprises dans le roman, et Février, un compagnon qui vivait dans le Limousin et espérait mener une longue existence auprès d’Éliane.

La famille est donc réunie auprès de Solange qui fête son départ à la retraite, mais nul n’attendait Bernard qui vit aux crochets des siens depuis qu’il est séparé de Mireille, son épouse restée en région parisienne. On est plus qu’embarrassé par sa présence, et on l’est d’autant plus lorsqu’il sort de sa poche un cadeau pour Solange. La broche a coûté cher et on soupçonne le miséreux d’avoir volé sa mère partie en maison de retraite, pour acheter cet objet. Et puis un incident se produit, une altercation avec Cherfaoui, suivie d’une intrusion violente chez ce villageois plutôt bien intégré malgré ses origines arabes. Le maire et les gendarmes sont obligés d’intervenir. En moins de vingt-quatre heures, la durée du roman, le tourment de la guerre s’est réveillé dans ce lieu paisible.

Découpé en quatre temps, à partir de l’après-midi jusqu’au lendemain matin, Des hommes est construit comme une spirale. Tout commence dans ce village de La Bassée, semblable à beaucoup d’autres, sans identité particulière, avec son bistrot et sa salle des fêtes, son paysage hivernal sans contours précis. La présence de Feu-de-Bois, puisque c’est ainsi qu’il apparaît tout au long de la première partie suscite le malaise. L’odeur qu’il dégage, sa saleté repoussante, tout dérange. L’agression sur Cherfaoui qui constitue l’essentiel de la partie intitulée « Soir » annonce la plongée brutale qui suit, dans la partie « Nuit ». Un narrateur externe et Février, ancien combattant insomniaque se partagent le récit de ce séjour dans l’Oranais. Dès le début, la violence est extrême : les soldats français investissent en hurlant un village peuplé de vieillards, de femmes et d’enfants. On cherche les hommes. Et pendant tout ce temps de la guerre, ces hommes sont invisibles. Les crimes, eux, sont bien visibles, et terrifiants : un médecin français dépecé vif, une fillette algérienne massacrée, des torturés, des soldats égorgés… C’est une litanie, un défilé d’horreurs, une sorte de cauchemar perpétuel. Les seuls moments heureux sont ceux pendant lesquels on contemple des photos, « les femmes sont des souvenirs cachés dans des portefeuilles » lit-on. Ce sont aussi les virées dans Oran, quand les permissions sont trop courtes pour se rendre en métropole. Mais ces moments sont brefs, et souvent inquiets. Dans le dernier temps du roman, Rabut se rappelle les derniers jours de la guerre, la joie des Algériens après les accords d’Évian, la fuite des pieds-noirs, l’abandon des harkis dans le port d’Oran et sur le tarmac de l’aéroport. Ils sont promis au pire, et on le sait. Le rythme s’accélère soudain, les événements se précipitent, comme si on n’avait qu’une hâte, en finir.

On a si souvent reproché au roman français son narcissisme, son peu d’ambition, qu’il faut saluer pour commencer le défi de Mauvignier. Il écrit la guerre d’Algérie. Bien que fondé sur des faits historiques, et sans doute sur des témoignages, Des hommes est avant tout l’œuvre d’un romancier que l’on reconnaît depuis son premier roman, et qui va de plus en plus loin dans le désir de lier l’histoire des individus et celle qu’ils font, qu’ils le veuillent ou pas. Ce titre, Des hommes, peut ainsi se lire de double façon : comme une affirmation, on voit des humains se débattre, essayer de survivre à l’abjection et au crime et comme une interrogation : que reste-t-il de l’homme, de l’humanité dans cette Algérie en guerre ? Mauvignier pose la question du Mal, comme le fait Haenel dans Jan Karski. Et tous deux appartiennent à la même génération qui a entendu parler de, mais n’a pas vécu les faits. Dans les deux cas, il n’y a pas de réponse, ou plutôt si : le Mal l’a emporté, partout, chez tous. Et le silence qui a tenté d’étouffer les témoignages est assourdissant.

Mais ce serait réduire le roman de Mauvignier que de taire le travail du romancier. Lequel est d’abord la maîtrise du temps et de la durée. On n’entre pas d’emblée dans l’œil du cyclone. On tourne avec Feu-de-Bois, dans son village, parmi les siens. Une allusion aux réunions d’anciens combattants d’Algérie, dont Rabut est le représentant au conseil municipal, une question ressassée sur la présence d’un Arabe dans le village suffisent à créer un climat.

Et puis la langue, entre oral et écrit de Mauvignier, entre monologue et discours indirect libre, rend la pensée ou le propos en action. La phrase est faite de répétitions, de « et » qui semblent lier ce qui est dit à ce qui est tu, son jeu sur le rythme et les sonorités donnent une épaisseur aux deux premières parties, créent une tension qui n’ira que s’amplifiant. L’emploi du futur lance le lecteur vers un horizon qu’il devine, celui de la mort, d’une fatalité à l’œuvre qui détruira tout.

La guerre, vue du côté des insurgés algériens est affaire de patience autant que d’invisibilité. L’ennemi reste caché et il attend. Comme le lecteur qui découvre avec les soldats, le corps du médecin supplicié et ceux des compagnons tués dans le poste. Si le terme n’avait pas ici quelque chose d’indécent, on parlerait de suspens. Disons simplement que le narrateur rend la peur, l’horreur des jeunes appelés de façon progressive, taisant le pire que l’on devine devant leurs yeux. On ne saurait regarder la Méduse en face.

Le temps est fait de silences et le souvenir est une déflagration qui traverse les années. Toute cette guerre est l’histoire d’une humiliation. Mauvignier montre ces soldats mal nourris, mal logés, trimballés ici et là. Les temps morts sont remplis par des tâches sans intérêt, des jeux stériles. L’énervement provoque des bagarres, comme celle, fatale pour la suite des événements entre Bernard et son cousin Rabut. Et puis soudain, on part en opération et la peur revient. Les jeunes hommes qui rentrent d’Algérie ne sont plus capables de parler, de faire des phrases complètes, de bâtir un discours cohérent. Ils ne peuvent dire tout ce qu’ils ont vu, ce à quoi ils ont participé. Les gestes violents, les impulsions soudaines remplacent les mots. On le lit ici comme on le lisait dans un très beau chapitre de La Tache, de Philip Roth, lorsque des anciens combattants du Viet-Nam se trouvaient réunis pour un repas, et que les serveurs asiatiques les terrorisaient sans bien comprendre pourquoi. Cherfaoui fait peur à Feu-de-Bois, réveille le souvenir d’Abdelmalik, harki ayant trahi ses compagnons français dans le poste de garde. Les liens entre passé et présent sont puissants, mais souvent aussi invisibles que l’ennemi qu’il fallait combattre.

On n’en finirait pas de tisser des liens, de relever les échos qui font de ce roman une œuvre forte, impressionnante. La guerre estelle la cause ou la conséquence des vies perdues, des couples défaits, des pères rejetant leur fille et des sœurs méprisées par leurs frères ? Combien de rêves détruits, d’illusions enfouies ont commencé à Oran ? « Je voudrais savoir si l’on peut commencer à vivre quand on sait que c’est trop tard » se demande Rabut à la toute fin du roman. Nous connaissons, hélas, la réponse.

Norbert Czarny

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