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Le Diderot philosophe

Voilà le deuxième volume consacré dans la « Bibliothèque de la Pléiade » à une édition nouvelle de l’œuvre de Diderot. Ils remplaceront le volume d’œuvres choisies publié par André Billy dans la même collection en 1953. Celui-ci était fautif et très incomplet. Pourtant, il illustrait la redécouverte de Diderot dans l’immédiat après-guerre, à laquelle œuvraient des hommes comme Billy. Lui-même qui avait publié, le fait n’était pas alors si fréquent, une biographie de Denis Diderot (1932).
Voilà le deuxième volume consacré dans la « Bibliothèque de la Pléiade » à une édition nouvelle de l’œuvre de Diderot. Ils remplaceront le volume d’œuvres choisies publié par André Billy dans la même collection en 1953. Celui-ci était fautif et très incomplet. Pourtant, il illustrait la redécouverte de Diderot dans l’immédiat après-guerre, à laquelle œuvraient des hommes comme Billy. Lui-même qui avait publié, le fait n’était pas alors si fréquent, une biographie de Denis Diderot (1932).

C’était un Diderot moins politique que celui auquel s’intéressait alors la critique marxiste : de ce côté-là, un peu trop libertaire sans doute aux yeux de Staline, quand il était analysé par Ivan Luppol, pourtant bien en cour, et qui disparut en 1943, sans doute moins paisiblement que ne l’affirme l’Encyclopédie soviétique. Son livre avait été traduit aux Éditions sociales internationales en 1937. Doit-on en déduire que le Diderot de Billy était à droite, alors que celui de Luppol siégeait à gauche, juste avant celui d’Henri Lefebvre ? On pourrait s’amuser à reconstruire le Diderot de l’un et celui de l’autre. Vain jeu. Sans aucun doute le Diderot de Billy est plus littéraire que celui de Luppol, pourtant pas totalement insensible à la liberté romanesque de son philosophe. Pour l’édition savante, le débat droite et gauche me paraît d’un autre temps et vraiment sans intérêt.

Ce volume des œuvres philosophiques ne contient, bien évidemment, aucun texte inédit. L’établissement et l’annotation des textes, les indications bibliographiques sont d’une extrême rigueur et d’une grande richesse. Je pense par exemple au tableau de concordance si utile pour La Réfutation d’Helvétius. Ce qui n’est pas encore habituel dans les volumes de « la Pléiade », mais semble depuis quelques années un acquis dont on se félicitera, de très nombreuses illustrations venant des éditions anciennes de Diderot et des textes des Lumières scandent le volume. En un mot un beau travail qui honore la « Bibliothèque de la Pléiade » et ses auteurs, et réjouit les lecteurs un peu déçus par le Diderot de la collection « Bouquins » et par l’arrêt (et le prix) des volumes des Œuvres complètes chez Hermann. Les textes d’accompagnement comme « Diderot et le bien d’autrui » de Barbara de Négroni sur sa pratique de l’intertextualité constitue une analyse neuve et éclairante. Les commentaires sont bien venus, tout comme les références aux articles de l’Encyclopédie. Rien à redire donc. Ce volume de « la Pléiade » tient ses promesses.

Et pourtant ce volume donne à réfléchir sur ce que nous appelons un texte philosophique du XVIIIe siècle, non seulement à propos de Diderot, mais pour Rousseau, pour Voltaire bien sûr et plus ou moins pour tous ceux qui écrivent, publient et participent aux combats des Lumières. On sait par ailleurs que Jacques le Fataliste est un roman philosophique (mais que veut-on dire par là ?), que Le Neveu de Rameau pose plus de questions sur les Lumières, la société que bien des textes militants, sur l’art, le rôle du corps, l’aliénation matérielle et morale, que L’Essai sur le mérite et la vertu ou les textes canoniques de Rousseau, de Locke ou de Hume. On répondra à ces réserves que, pour certains, chez Diderot tout est philosophie et pour d’autres tout est fiction. Pourtant dans la logique adoptée ici et qui est presque traditionnelle pour les œuvres complètes ou incomplètes de Diderot (voir les volumes et leur découpage dans la collection des « Classiques Garnier » ou même dans les volumes de « Bouquins » de l’édition Versini), on s’étonnera quand même que Les Éléments de physiologie soient réduits à des extraits. Voudrait-on nous faire croire qu’un tel ouvrage relève de la médecine et non de la philosophie ? Pour cesser de jouer au plus fin et à celui qui, sans une trop grande expérience, connaîtrait tous les secrets d’une édition parfaite des œuvres complètes, passons à autre chose.

De ce débat retenons que les Lumières brouillent les genres et font fi des distinctions traditionnelles. En faisant de la philosophie une pratique militante étendue à l’anthropologie, la croyance, le social, l’histoire… à tout ce qui relève de l’esprit humain, en voulant atteindre un vaste public et le conduire à douter et à se doter d’un esprit critique, elles jouent des formes établies, les détournent de leur sens et inventent de nouvelles pratiques d’écriture. Seul, Voltaire, malgré les contes et les libelles les plus divers pour gagner le combat contre la superstition, croit encore à la hiérarchie des genres, avec à sa tête l’épopée et la tragédie. Tous les moyens sont bons pour convaincre et rallier le lecteur, souvent un mondain qu’on amuse, à la nouvelle philosophie. On joue même par des astuces de forme à lui faire croire que le dialogue oppose véritablement et avec équité deux positions opposées et que la mieux défendue gagne parce qu’elle est la plus vraie.

Le dialogue, forme qu’affectionne tout particulièrement Diderot, est au fond une sorte de leurre. Mais quel plaisir d’être dupé par un homme qui a tant de verve ! On en redemande. Une part nouvelle au festin de la tromperie ! Au fond la crédibilité mise en œuvre dans le dialogue contamine chez Diderot une des positions philosophiques au point de nous y faire adhérer. Et il n’y a guère que dans Le Neveu de Rameau, où le choix n’est pas si clairement édicté. Durant mes années de formation, il était habituel de prétendre que le vainqueur de la joute verbale était malgré tout le philosophe. Il en allait nécessairement ainsi dans une vision plus ou moins marxiste du XVIIIe siècle. Le philosophe défendait les valeurs de la bourgeoisie et Rameau le neveu n’était qu’un pique-assiette aliéné. On est moins sûr aujourd’hui de la distribution des rôles. Par ailleurs, nous avons tous appris ce qu’est une œuvre ouverte.

Ne gâchons pas notre plaisir en cherchant la petite bête. Ce volume sera bientôt indispensable. N’est-il pas déjà source de réflexion, de questions, de débats ? En un mot, il est fidèle à son auteur. 

Jean M. Goulemot

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