Le gouvernement d'un seul

Les juristes des XVIe et XVIIe siècles ont éprouvé de grandes difficultés pour définir la nature du pouvoir monarchique en France. Pour Étienne Pasquier, les rois n’avaient jamais exercé leur pouvoir de manière absolue, alors que pour Pierre de L’Hommeau ils « commandaient absolument ». C’est dire que l’exercice du pouvoir monarchique en France a connu de profondes transformations.
Arlette Jouanna
Le Prince absolu : apogée et déclin de l'imaginaire monarchique
Les juristes des XVIe et XVIIe siècles ont éprouvé de grandes difficultés pour définir la nature du pouvoir monarchique en France. Pour Étienne Pasquier, les rois n’avaient jamais exercé leur pouvoir de manière absolue, alors que pour Pierre de L’Hommeau ils « commandaient absolument ». C’est dire que l’exercice du pouvoir monarchique en France a connu de profondes transformations.

À la fin du règne d’Henri IV, les affrontements entre catholiques et protestants subsistent. La promulgation de l’édit de Nantes est ressentie par une large partie des élites comme une victoire protestante. Existe dès lors la conscience d’une rupture effective de l’unité religieuse du royaume, que l’on considérait jusque-là comme essentielle à la survie du corps politique ; comment faire en sorte que l’unité politique survive à ce qui en avait été le ciment ?

Depuis longtemps, mais dans une autre perspective, l’histoire des idées a analysé le rôle important joué par cette rupture de l’unité religieuse. Elle en a mesuré les effets, mis au jour les questions sur la vérité et les moyens d’y parvenir, sur l’usage de l’esprit critique et – plus secondairement, par prudence ou parce que la réflexion est plus intellectuelle que politique – sur la fonction et la légitimité du pouvoir politique. Les Lumières ne seront politiques, à quelques exceptions près, que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il est opportun de rappeler que le milieu libertin de Gabriel Naudé, Guy Patin et leurs amis approuve majoritairement l’absolutisme monarchique au lendemain des violences de la Fronde.

Traditionnellement, comme le faisait Jean Bodin dans les Six livres de la République, la monarchie française était analysée comme une « monarchie mixte », forme qui l’éloignait de la tentation tyrannique. Le gouvernement d’un seul, selon la caractérisation avancée par Aristote et encore utilisée par les juristes, y était tempéré (ou limité) par les conseils, les parlements, les états. La monarchie mixte mêlait en réalité trois espèces de gouvernement : le monarchique, l’aristocratique, le démocratique. L’existence des corps intermédiaires et le rôle qu’ils ont pu jouer dans l’exercice du pouvoir monarchique jusqu’à la fin des guerres de religion sont désormais soumis au bon vouloir royal, qui les néglige, les soumet et les rend inutiles.

Les mesures d’apaisement prises par Henri IV, non sans parfois quelque brutalité, ont été mal perçues par l’Église et les corps constitués qui tentèrent en vain de s’y opposer et ne purent rien contre un pouvoir royal décidé à briser toutes les résistances. L’ouvrage d’Arlette Jouanna retrace ce parcours qui aboutira au gouvernement absolu de Louis XIV et de ses successeurs après l’épisode peu glorieux de la polysynodie durant la Régence. Il met en relief la naissance de la raison d’État entraînant l’impersonnalité de l’État lui-même, sans oublier les résistances auxquelles se heurta une telle évolution et dont témoignent l’opposition parlementaire, les frondes nobiliaires et les fréquentes révoltes populaires. Le gouvernement de Louis XIV, si profondément incarné dans la personne du monarque, donnant ainsi une « dimension étonnamment charnelle à l’État », présente dans cette mutation un aspect paradoxal, signe, comme le note Arlette Jouanna, « d’un épuisement de l’imaginaire de la monarchie ».

On saura gré à ce livre de proposer une définition en actes du « prince absolu », sans omettre la part d’imaginaire à laquelle elle renvoie. On appréciera l’utilisation d’une documentation très riche (textes fondateurs, analyses et commentaires), diverse dans ses formes et ses usages. L’analyse d’Arlette Jouanna se développe en quatre séquences qui rendent parfaitement compte d’une évolution et de ses incertitudes. D’abord : « Une foi temporelle », qui unit la naissance d’un dogme politique et son acceptation (totale chez les dévots, partielle dans d’autres milieux), et opère une dissociation de l’éthique et du juridique. Une deuxième séquence analyse la notion légitimatrice de la raison d’État, qui permet le secret, la concentration du pouvoir justifiée par la description du Léviathan de Hobbes. Une troisième partie traite des dissonances nobiliaires et provinciales, des oppositions des parlements, avec une analyse brève mais convaincante de la Fronde. Une quatrième partie marque la fin du parcours en insistant sur la situation paradoxale qui naît de l’incarnation charnelle de l’État avec Louis XIV.

La conclusion de l’ouvrage évite le piège des résumés-redites du contenu des analyses présentées. Elle prend appui sur ce que Guglielmo Ferrero a appelé « les génies invisibles de la cité », porte-parole imaginaires des valeurs collectives qui fondent la légitimité de l’autorité. Elle facilite un repérage des imaginaires nés du contexte historique, comme la proximité du Roi avec Dieu, seule capable de rendre acceptables les décisions royales. Elle permet aussi de comprendre les formes inattendues de leur transfert et de leur prolongement.

La mise en cause de l’absolutisme prit diverses formes au XVIIIe siècle. Montesquieu lui oppose le rempart de la séparation des pouvoirs. S’agissant de Rousseau, l’hypothèse avancée par Arlette Jouanna est novatrice : récupérer « le dogme absolutiste au profit de la nation », telle fut la voie suivie par Jean-Jacques dans sa conception du contrat social et de la volonté générale. L’affirmation peut surprendre. Elle a le mérite de conduire à repenser, sans les excès de certains des exégètes de la pensée de Rousseau qui en font l’un des pères du totalitarisme, les moyens dont dispose le jeu démocratique pour faire que la minorité se soumette à la majorité.

Jean M. Goulemot