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Le miel et l'oignon

Article publié dans le n°1010 (01 mars 2010) de Quinzaines

 « Youm assal, youm bassal » : un jour c’est du miel, un jour c’est de l’oignon. Le proverbe gazaoui traduit bien l’atmosphère qui règne au Moyen-Orient. Pendant les années 2002-2005, Jean-Luc Allouche a été le correspondant de Libération à Jérusalem. Attentats, réponses musclées, haines et désespoir. Les Jours redoutables, son récit, raconte ce séjour parmi les allumés de tous bords, les fanatiques, et les excentriques. Le constat est à la fois amusant et terrifiant.
Jean-Luc Allouche
Les jours redoutables
 « Youm assal, youm bassal » : un jour c’est du miel, un jour c’est de l’oignon. Le proverbe gazaoui traduit bien l’atmosphère qui règne au Moyen-Orient. Pendant les années 2002-2005, Jean-Luc Allouche a été le correspondant de Libération à Jérusalem. Attentats, réponses musclées, haines et désespoir. Les Jours redoutables, son récit, raconte ce séjour parmi les allumés de tous bords, les fanatiques, et les excentriques. Le constat est à la fois amusant et terrifiant.

Commençons par le plus amusant : le ton du journaliste écrivain. Allouche est les deux, indistinctement. Il occupe les fonctions du premier, rencontre dirigeants locaux et figures politiques comme le ferait tout reporter. Il a la plume du second, sa faconde, son plaisir à tourner les phrases, à choisir le mot, de préférence précis et juste qui traduit un climat, rend compte d’un fait. Ce n’est pas inutile, tant la région chauffe les crânes, attise les passions, incite aux émotions les plus guerrières. Qu’on soutienne un camp ou l’autre, on fait usage de l’hyperbole et on tombe vite dans le pathos. Si ceux qui écrivent disposaient d’une caméra, ils abuseraient du zoom. Ils laissent cela aux confrères de la télévision qui ne lésinent pas. Jean-Luc Allouche est plus posé, plus distant. Né dans une famille juive de Constantine, il a quitté sa terre natale très tôt lorsque la guerre a rendu la situation irréversible. Il parle l’arabe et l’hébreu. Comme on le dit familièrement, « difficile de la lui faire ». À Gaza comme à Jérusalem, il peut écouter ce qu’on lui dit sans traducteur, et ne se fait pas piéger. Il a aussi des convictions bien arrêtées, et en gros elles lui font considérer l’occupation des territoires comme une erreur, pour rester mesuré. Son récit d’un périple à Gaza après une peu poétique action « Arc en ciel » se rapproche de bien des reportages réalisés dans le même endroit après Plomb durci, à l’hiver 2008. Le voisin israélien n’en sort pas grandi.

Cela ne fait pas du journaliste un militant pacifiste, son métier est autre : il consiste d’abord à donner la parole, à écouter et à faire lire. Ce récit en est le meilleur exemple. Il s’agit de regarder derrière ou sous les images, de sentir aussi : « […] je veux renifler à hauteur de caniveau les odeurs sales, nauséeuses d’un conflit interminable. Parce que je veux aussi échapper aux bas bruits qui courent dans Paris, aux images spectaculaires et hypnotiques, aux gros plans invariablement héroïques et, surtout, aux gloses, analyses, expertises, points de vue, éditoriaux et autres pamphlets de spécialistes autoproclamés et de belles âmes, auto-instituées ».

Le récit est construit sur quatre temps forts. D’abord, Allouche s’installe à Jérusalem et voyage en Cisjordanie, jusqu’à Hébron, « cité de la haine ». L’intifada constitue le deuxième temps de ce récit. Les bus explosent et on est tout content quand la radio ne rend compte, au matin, que des faits-divers anodins ou sanglants qui se sont déroulés aux quatre coins d’Israël. Puis vient le temps de Gaza, prison à ciel ouvert, marmite explosive. Le journaliste rencontre tous ceux qui peuvent disparaître d’un instant à l’autre, dans ces assassinats ciblés qu’organisent l’armée ou les services de renseignement israéliens. Enfin, Allouche est témoin de l’évacuation de Gaza, grand moment de folie : entre Nadia Mattar qui parle de la « déportation » des Juifs hors de Gaza, et le père de Netanyahou qui évoque une épuration ethnique, la langue n’est pas épargnée. Cet événement, douloureusement vécu par des Israéliens que la gauche avait installés là il y a trente ans ou plus est un révélateur. Il dit à la fois la folie d’une occupation, l’impossibilité qu’elle crée de jamais résoudre le conflit, et la force de la réalité. Comme l’écrivent Amos Oz et bien des intellectuels avec lui (pas seulement eux, d’ailleurs, puisque bien des politiques en sont convaincus), la séparation est inéluctable et poser des frontières est indispensable. C’est la conviction de A. B. Yehoshua, d’Ami Ayalon qui dirigea les services secrets, d’Idit Zertal dont les travaux sur l’enseignement de la Shoah en Israël ne plaisent pas à tout le monde.

Puissance de la réalité

La puissance de la réalité, Allouche la montre page après page, à travers ses rencontres, à travers de minuscules détails qui tranchent avec les images habituelles, souvent paresseuses, qu’on nous déverse du petit écran. C’est cet enfant qui porte un drapeau du Hamas plus lourd que lui, et qui est vêtu du maillot d’une célèbre équipe de basket de Tel-Aviv, c’est ce taxi de Bethléem portant un autocollant de l’équipe de football la plus à droite de Jérusalem, ce sont ces chefs du Djihad islamique ou des martyrs des Brigades d’Al-Aqsa qui posent dans un salon de Gaza devant le photographe. La réalité, c’est l’imbrication entre ces deux peuples hostiles, haineux, prêts à s’étriper quand tant de choses les réunissent, trop peut-être.

Jean-Luc Allouche navigue d’un bord à l’autre, d’un lieu à l’autre sans préjugé, sans « grille ». Un couple arabe d’Israël arrondit ses fins de mois en tournant « Youssouf et Fatma », vidéo un peu chaude qu’on se passera ici ou là, très discrètement. À la Gay Pride de Jérusalem, ville au « corps de matrone insatiable, véhémente, geignarde », une pancarte proclame « Faites de l’amour votre seule occupation ». Au Parlement palestinien, les débats sont aussi animés, vivants, qu’à la Knesset, le Parlement israélien, à des années-lumière de ce qui se passe à Amman, Damas ou Riyad. Et de part et d’autre de ce mur idiot et injuste, des citoyens se battent pour que le droit l’emporte. La petite rivière Alexander, qui coule entre les deux territoires est ainsi polluée. Devenue égout à l’air libre, elle met en péril une espèce de tortue. Israéliens et Palestiniens construisent une vraie canalisation pour retrouver une eau pure. C’est un exemple parmi d’autres de ce que la vie quotidienne rend possible. Ce n’est hélas pas le seul aspect de ce quotidien et Allouche donne une image effrayante du terminal d’Erez, par où transitaient les travailleurs palestiniens, et les marchandises, avant que la ville ne soit fermée.

Une mosaïque

Ces territoires du Moyen-Orient forment une mosaïque : nul n’y ressemble à son voisin, quand on considère le détail ; ce que rend le récit. Les chrétiens de Cisjordanie, déjà évoqués par Jean Rolin dans l’excellent Chrétiens, se comparent à la « Vache qui rit », morceau de fromage écrasé entre la tartine israélienne et la tartine musulmane. Des rabbins pour la justice luttent contre l’arrachage des oliviers en Palestine. Des évangélistes sèment le trouble ici et là, en diffusant un messianisme très ambigu, clairement anti-arabe toutefois. On pourrait continuer ainsi longtemps, et sans être une visite à l’asile de fous (comme on disait autrefois) on en a parfois le sentiment en voyageant avec Jean-Luc Allouche.

Il faut bien cette intimité avec le pays, avec les langues, avec les êtres, pour que nos yeux se dessillent, que nous échappions aux clichés altermondialistes comme à la doxa des irrédentistes, de tous ces Franco-Israéliens qui rejouent la guerre d’Algérie à « Jéru ». Jean-Luc Allouche fait l’éloge de l’arabe, « langue belle entre toutes, infiniment nuancée, trop subtile, trop chatoyante, trop riche à en étouffer, trop poétique jusqu’à l’ivresse, trop vieille et trop figée pour affronter les contraintes du réel […]. Oui, à l’instar de la langue, tout est « trop » au Proche-Orient, et l’on aimerait qu’un peu de banalité y règne. Ce n’est pas demain la veille.

Norbert Czarny