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Vertiges noirs

Article publié dans le n°1010 (01 mars 2010) de Quinzaines

 Une anthologie intégralement retraduite des principales œuvres de Dashiell Hammett paraît alors que, dans le même temps, nous découvrons le dernier opus de la trilogie que James Ellroy a consacré aux années soixante. 2000 pages presque qui donnent le vertige. Précises, crues, terribles et violentes, elles illuminent une nuit enténébrée d’éclairs éblouissants. Entre rupture et dépassement d’un genre malheureusement trop souvent méjugé, l’un à la succession de l’autre, ces deux géants de la littérature américaine balaient le monde d’un regard implacable. Voici le grand saut. 
James Ellroy
Underworld USA (Blood's a Rover) (Rivages)
Dashiell Hammett
Romans (1) (Gallimard (Quarto))
 Une anthologie intégralement retraduite des principales œuvres de Dashiell Hammett paraît alors que, dans le même temps, nous découvrons le dernier opus de la trilogie que James Ellroy a consacré aux années soixante. 2000 pages presque qui donnent le vertige. Précises, crues, terribles et violentes, elles illuminent une nuit enténébrée d’éclairs éblouissants. Entre rupture et dépassement d’un genre malheureusement trop souvent méjugé, l’un à la succession de l’autre, ces deux géants de la littérature américaine balaient le monde d’un regard implacable. Voici le grand saut. 

À l’instar de Dashiell Hammett, nous faisons partie de ceux « qui prennent le roman policier au sérieux ». Car certains auteurs contaminent la littérature de genre de questions qui la dépassent, bouleversent le sens du monde, interrogent l’époque pour en extraire une poétique nourrie de nos appétences dissimulées, de nos pulsions les plus enfouies, bref qui se fondent dans la noirceur absolue pour en extraire des joyaux vénéneux qui nous disent quelque chose de nous-mêmes, de nos errances, de notre nature profonde et inévidente. C’est une forme de littérature exemplaire. Ces livres éclairent le monde moderne d’une lumière morte, rouge et noire, comme celle d’un laboratoire photographique dans lequel les tirages apparaissent avec l’évidence de preuves enfin obtenues. Jean-Patrick Manchette (2) écrit : « Le polar est la grande littérature morale de notre temps. » Il n’a pas tort lorsque l’on considère la place souterraine qu’ont acquis certains de ces romans, conformant notre sensibilité et dessillant notre regard sur ce qui habite l’homme, manière d’ultime jugement et de lucidité devant la nature de l’époque.

La fabrique du roman policier n’est pas seulement le laboratoire où s’exhibent les démons du temps, mais aussi le lieu même dans lequel se joue l’horreur contemporaine, où les êtres s’égarent pour faire renaître des cendres tièdes une certaine vérité désincarnée. Les héros, si le terme n’est pas antinomique, d’Hammett semblent à la fois accablés et libres, seuls parmi les vivants à exercer sur le monde un regard délivré des faux-semblants, outils d’une auscultation profonde de ses paradoxes premiers, de ses dérives, de sa brutalité fondatrice. Ils arpentent la ville et affrontent les êtres perdus qui la peuplent, vagabondant entre des femmes fatales, des arnaqueurs, des pervers impitoyables, des policiers peu recommandables et autres hypocrites dissimulés, étouffés de vapeurs d’alcool et de cigarettes, cherchant, pour on ne sait quelle obscure raison, une certaine forme de vérité. Ils sont les hérauts interlopes d’un monde perturbé, contradictoire et sans espoir.

Hammett a sorti un genre de ses ornières, bouleversant des codes encroûtés, règles immuables d’un processus narratif à bout de souffle. Il assassine l’indice et la démonstration, empêche la structure du roman policier classique de régler l’intrigue et sa solution entreprises comme ses moteurs conjoints. Il déracine le milieu et le héros du roman policier, il a, comme l’écrit Chandler, « délogé le meurtre des palais vénitiens pour le “balancer” dans la rue ». Il refonde une littérature, la faisant comme renaître dans l’évidence du monde qui l’entoure, et inscrit ses livres dans le monde immoral où il vit. Il propose des récits intégralement prospectifs, dans lesquels seule compte l’avancée, une poursuite à l’aveugle qui ressemble tant à la vie. Hammett donne ses lettres de noblesse à un genre déconsidéré, populaire et mineur, et il est temps de le reconnaître (3), d’admirer son immense talent stylistique et formel, de réaliser combien sa vision était juste, profonde, combien il a révélé les fissures d’une société qui produit des hommes désorientés, à quels tréfonds il a atteint en nous racontant de simples histoires de privés et de filles faciles, de folles hystériques et d’alcooliques égarés en eux-mêmes. Hammett a changé la morale, transmuant le laid, l’infréquentable, en objets d’une littérature profonde, exerçant notre fascination pour ce qui n’attirait pas même notre regard. Il est par-delà le bien et le mal, lucide et triste.

Ellroy ou une nouvelle révolution du polar

Arrivé à un autre point de rupture du genre, Ellroy a entrepris une nouvelle révolution du polar, celle du désabusement et de la colère, de la recherche d’un sens, de l’Histoire et de ses recoins enténébrés de secrets. Lire James Ellroy confine à l’épreuve, celle de sa propre vérité. Il faut de l’endurance pour s’affronter à un univers d’une violence et d’une perversité inouïes, à l’expérience ultime de la détestation. Ellroy fait naître un monde parallèle, celui d’une Histoire revisitée par ses propres démons, qui consiste en l’auscultation, ou plutôt l’autopsie, de l’Amérique contemporaine, de la révélation de sa nature profonde, de sa barbarie quotidienne. Il fait du polar un lieu de l’expérience formelle, d’une pensée achronique, de l’épreuve d’un style, défaisant le réel et le réordonnançant dans une sorte de précis apocalyptique et terrifiant.

Underworld USA (4) correspond à la plongée dans une Amérique qui donne la nausée, celle de l’assassinat de JFK, de son frère Robert ou de Martin Luther King, celle des complots ourdis par Hoover, la « vieille tante » du FBI, celle qui soutient le Klan et réprouve les mouvements pour les droits civiques, qui lutte contre les castrites et se commet avec la mafia. Dans ce maelström du mal, Ellroy poursuit ses enquêtes minutieuses sur ce que l’on cache, entremêlant avec une virtuosité vertigineuse les faits qu’il extrait d’une documentation impressionnante et la fiction qui donne une chair, un sens, une perspective monstrueuse. Au fil d’une prose hachée, directe, froide, entrecoupée d’encarts et de notes, ce que Manchette appelle l’« épouvantable puissance d’arrêt » d’Ellroy, il nous fait suivre les parcours de Dwight Holly, âme damnée de Hoover, homme désespéré et amoureux qui organise la sape des mouvements d’émancipation des Noirs, Wayne Tedrow, suppôt d’Howard Hughes à la botte de la mafia hanté par des actes abominables, et Crutch, jeune garçon perturbé, voyeur maladif, anti-communiste effréné qui résoudra l’affaire par amour, manière de double de l’auteur qui, avec cette figure de l’innocence coupable ou retrouvée, se livre un peu, enfin, comme délivré de lui-même et de ses livres. Comme souvent (5), c’est autour d’une fascinante figure féminine que le roman s’articule, celle de Joan Klein, militante ravagée par ses propres luttes qui détient les clefs de l’histoire tout entière. « L’affaire tournait tout entière autour d’ELLE. La femme aux cheveux striés de gris était TOUT» Le roman consiste en l’obscure aventure de ce « Tout » qui forme la matrice même de l’œuvre, cette volonté de se saisir de l’intégralité de l’histoire, d’en renouer les fils un à un.

Au-delà d’un polar noir brillant, haletant et puissant, l’entreprise d’Ellroy est celle d’un propos plus profond sur l’Histoire de son pays, sur sa place intime dans le chaos du temps – lui-même vivant comme à côté de son époque –, sur la nature de la violence et de la chose politique, sur les liens souterrains qui unissent un peuple dans sa propre détestation, sur la haine que l’on se porte et sur celle que nous laissons s’abattre sur les autres. Car l’objet majeur de l’œuvre d’Ellroy consiste en l’exhibition, jusque dans la structure même de la langue, de la haine et de la violence pures, de la brutalité perpétuelle. C’est l’aventure absurde de la barbarie continue, de la mort en marche, du désarroi absolu. Ainsi, les bas-fonds d’où suinte une horreur que nous refusons de voir, remontés au grand jour dans le grand nulle part où l’homme se débat, joyaux d’une haine totale et fangeuse, ouvrent un immense gouffre au bord duquel nous titubons, pris de vertiges devant l’abysse.

  1. Moisson rouge, Sang maudit, Le Faucon maltais, La Clé de verre, L’Introuvable (Red Harvest, The Dain Curse, The Maltese Falcon, The Glass Key, The Thin Man).
  2. Toutes les citations que nous empruntons à Manchette proviennent de Chroniques paru chez Rivages en 1996.
  3. La nouvelle traduction que proposent Bondil et Beunat est remarquable : plus précise, plus respectueuse du texte anglais, elle ne fait que souligner le changement de statut de l’œuvre, qu’avaient célébré à l’époque Giono, Malraux, Gide ou Aragon. À noter l’excellent dossier qui ouvre le volume.
  4. Ce roman clôt une trilogie composée de American Tabloïd et American Death Trip parus chez Rivages.
  5. Nous pensons ici au Dahlia noir, à L.A. Confidential ou encore au livre sur sa mère Ma part d’ombre.
Hugo Pradelle