Le seuil de l'improbable

Article publié dans le n°1105 (16 mai 2014) de Quinzaines

Au départ, de 2010 à 2012, les poèmes d’Yves Bonnefoy (né en 1923) sont imprimés par l’artiste Bertrand Dormy (né en 1931) et accompagnés par un certain nombre de collages de celui-ci. Successivement, sept poèmes originaux de Bonnefoy deviennent sept recueils.

YVES BONNEFOY

LA GRANDE OURSE

ILLUSTRATION-COLLAGE DE

BERTRAND DORMY

Trames, 25 exemplaires

Au départ, de 2010 à 2012, les poèmes d’Yves Bonnefoy (né en 1923) sont imprimés par l’artiste Bertrand Dormy (né en 1931) et accompagnés par un certain nombre de collages de celui-ci. Successivement, sept poèmes originaux de Bonnefoy deviennent sept recueils.

Le premier recueil s’intitule Ce bruit, qu’est-ce que c’est ; le deuxième, Et ça, encore ; le troisième, La Grande Ourse ; le quatrième, Plus loin, plus loin !; le cinquième, Allô, oui ?; le sixième, Vous, encore !; le septième, L’Étoile Sept… Un peu plus tard, en 2012, l’édition Trames rassemble les sept poèmes qui forment une « suite »… Plus tard, à l’automne 2014, la « suite » sera publiée (avec d’autres textes) au Mercure de France. Le septième et dernier poème, « L’étoile Sept », évoque une étoile de la constellation, la Grande Ourse. Cette étoile signifierait un astre lointain, un lieu aléatoire où survivraient, peut-être, les âmes des humains. Tu imaginerais une mort acceptée, un seuil incertain, improbable.

Alors, en un instant décisif, près d’un seuil redoutable, deux humains dialoguent ; ils s’interrogent. Un homme et une femme soupirent ; ils s’inquiètent ; ils s’aiment ; ils s’aident ; ils s’approchent. Ils discernent l’énigmatique, l’inconnu, l’obscur, l’insaisissable.

Sans cesse, des questions renaissent : « Ce bruit, qu’est-ce que c’est ?/ Encore quoi ?/ Ici, où ?/ Qu’y a-t-il ?/ qu’est-ce que c’est, dis-moi ?/ Et ça, encore ?/ Crois-tu ? » Les apparitions demeurent mystérieuses : « C’est peut-être un oiseau ?/ Immobile comme cela ? À dormir sur le chemin ? À se laisser prendre, comme tu fais ? » Les deux humains hésitent, ils sont indécis : « Non, c’est trop… Comment dire ? C’est trop ouvert./ Alors, quoi ? Dieu ?/ Mais non, il n’existe pas. » Ou bien, ils sont parfois ironiques : « M’en crois-tu capable ? … Une tortue !/ Pas une tortue ? Avec ces ailes ? » Ou encore, ils ont parfois peur et s’angoissent : « Est-ce qu’il fait froid ?/ Est-ce que tu me tiens bien ?/ Crois-tu que je veux te lâcher ?/ Non, mais où es-tu ?/ Où sommes-nous ? / Je ne sais pas. Dans le ciel ? » Ils ne savent plus, ils sont perdus, perplexes, égarés. Ils s’éloignent : « Où sommes-nous ? Je ne te vois plus. » Ou encore, ils seraient séparés ; mais ils se téléphonent ; ils parlent alors ; ils tentent de se retrouverAllo, oui ?/ Qui êtes-vous ?/ Qui êtes-vous ?/ Est-ce que je sais ? Est-ce que je sais qui vous êtes ? »

Et ensuite, l’homme et la femme risquent de ne plus s’aimer et de s’oublier : « Allo ? Vous, encore ! – Oui… je vous demande pardon. – Pardon de quoi ? D’exister ? – Presque. » Dans le septième poème de la Suite d’Yves Bonnefoy, nous avons peur d’avouer, de nommer : « Il y avait des flaques, il avait plu. Dis-moi ton nom. – Mon nom ? Sais-tu bien ce que c’est qu’un nom ? – Ne me dis pas ton nom ! Décide que c’est l’étoile sept et que tout prend fin. » L’autre ne donne pas son nom ; il garde son secret ; s’il avoue et se dévoile, tout disparaît. En un seul nom, tout s’abolit. Le nom énoncé serait le néant, peut-être…

Dans le premier poème de la Suite, les deux humains écoutent. C’est d’abord un bruit : « Mais si ! Ce roulement ! Comme un train qui serait passé dans la cave. » Et puis, l’un entend : « C’était comme un cri, non, plusieurs cris qui se mêlaient. » Il précise : « Des voix, des gens qui se parlent, ils sont trois ou quatre, c’est précipité, c’est violent. – Mais si ! Oui, c’était court. Mais c’était long aussi. Un instant, d’accord. Mais à l’infini. […] Ces gens se parlaient depuis des siècles. Ici, ici ! »

Les deux humains parviennent à entendre en même temps une musique : « Oui, je l’entends qui s’élève, qui croît, qui croît ! Ah ! » Ce poème bref est proche de certains récits fantastiques, angoissants : « Ce cri, encore ce cri, si fort, si perçant ! Comme si le monde allait finir ! » Alors, le passé inquiète ; des fantômes reviennent dans une maison hantée : « Ces deux êtres qui se tiennent par le bras, non, le bras de l’un sur le cou de l’autre, et qui avancent ! Ils passent à travers nous ! » Dans ce premier poème, il y a non seulement la peur, mais aussi la douceur, la beauté : « le soleil sur les dalles » ; « le rayon de soleil qui tombe de ces hautes fenêtres » ; « grande et claire la lumière de ce matin d’été » ; « aimable le chemin dans des buissons et des fleurs ». La douceur et la férocité se tissent : « Des insectes s’entredévorent sur des pierres plates ».

Dans le deuxième poème, les visions sont contradictoires, impossibles : « Il me semble. Ces ailes… - Ce ne sont pas des ailes. – En effet, c’est de la fumée. Et ce feu qui y reprend ! Le ciel brûle. » Parfois, on entend les pleurs et aussi les rires : « Non, mon amie, ce sont des pleurs. Je crains que ce ne soit un petit enfant qui s’est assis sur le talus et qui pleure. » Puis, « les choses rient ; elles se rient de nous, le sol se troue, le ciel tombe. » Ce serait peut-être l’apocalypse…

Le troisième poème s’intitule « La Grande Ourse ». L’une a peur : « Ne me lâche pas, j’ai si peur ! » L’eau menace : « Tu es sûr ? Mes pieds s’enfoncent dans l’eau. – C’est l’eau du ciel. » Se retrouvent l’eau, le feu, l’éclat, les mouvements : « Ne me laisse pas. Les étoiles brillent. Le ciel bouge. »

Dans le quatrième poème, les couleurs changent : « Moi, je vois du blanc. […] Rouge ? Non, c’est bleu, rien que du bleu, du bleu sombre. […] La couleur, ça ?  » L’effroi règne : « Impossible, il y a des marches, ça glisse. […] Ces chiens là-bas ! Ils se précipitent sur toi. » Vous pensez, peut-être, à Orphée et Eurydice : « Ne te retourne pas ! – Mais je me retournerai, c’est fatal ».

Dans le cinquième poème, apparaissent un jardin, une grille close, un loup. Et, peut-être, ce seraient des jeunes filles en fleurs : « Et celle-ci, qui est-ce ? – Laquelle ? – Celle aux genoux nus. Qui est assise dans l’herbe, croirait-on. Celle qui sourit, tu vois bien. – Celle-ci ? – Oui, et qui maintenant s’est allongée, et dégrafe sa robe. Qui est comme un train qui viendrait de loin, d’infiniment loin, dans le noir. On entendrait son bruit ne cesser de croître. »

Dans le sixième poème, la mer étrange est imaginée : « Tu étais à genoux, avec dans tes mains des billes, tu les lançais sur la planche, elles s’y heurtaient, zigzaguaient, refluaient vers toi, c’était la mer. […] Notre barque glissait vers où ? Nous ne savions pas, dans ce noir ».

Le septième et dernier poème se nomme « L’étoile Sept ». Tu découvres peut-être la fin de la vie, des mains douces, un reflet de la lune dans l’eau. Tu devines : « Quelque chose comme un reflet, le chant des grenouilles dans l’eau, des cris au-dessous parfois, des clapotements, et cette lumière jaune qui bouge, qui va s’accroître. »

Dans la Suite reviennent les enfants fragiles, graves. « Je crains que ce ne soit un petit enfant qui s’est assis sur le talus et qui pleure. – Garde-le dans tes bras ! Place-le quelque part. » Ou bien : « Et ces gens sur la route ! […] – Non, des enfants. Rien que des enfants. J’ai peur. » Ou encore : « Et partout alentour c’était du désert, dans ces années-là, parce qu’à peine s’il faisait jour, nous avions sur le dos de gros cartables. » Le poète n’oublie jamais son enfance, et le cartable pesant.

Gilbert Lascault

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