Leçons de littérature

Article publié dans le n°1017 (16 juin 2010) de Quinzaines

    Lisant ces entretiens – divers et pourtant bien souvent convergents –, nous découvrons, comme du bout des doigts, les racines de la pratique d’écrivains américains importants, entrevoyant des lignes de fuite, un rapport à l’Histoire, à un pays, à des communautés, à des histoires intimes. Autant d’aventures, de passages qui nous font saisir le lien qui les unit sourdement, comme à nous-mêmes, étrangement libres.
Paris Review. Les entretiens
    Lisant ces entretiens – divers et pourtant bien souvent convergents –, nous découvrons, comme du bout des doigts, les racines de la pratique d’écrivains américains importants, entrevoyant des lignes de fuite, un rapport à l’Histoire, à un pays, à des communautés, à des histoires intimes. Autant d’aventures, de passages qui nous font saisir le lien qui les unit sourdement, comme à nous-mêmes, étrangement libres.

La leçon est plurielle, compliquée, se fait par le détour, par la voix qui la nourrit, comme des gouttes qui tombent lentement, une à une, pour former une flaque de plus en plus étendue. Dans le dictionnaire, nous découvrons à cette entrée une variété de sens que l’on oublie un peu : la leçon peut être un enseignement, une exhortation, une morale, une conclusion ou bien encore un fragment ou une variante. Autant de versions qui confirment la complexité et les significations diverses que peuvent prendre, tour à tour, les confidences de ces écrivains, cette empreinte qu’ils laissent nous rappelant, presque d’une seule voix, que seule compte la liberté.

Ainsi, le grand attrait de ces entretiens de la Paris Review, hormis la diversité des parcours qu’ils retracent, est bien de s’interroger sur la parole de l’écrivain sur son propre travail, sur les liens qu’il tisse avec les autres comme avec sa propre histoire, son statut, sa valeur, sur l’essence (voici une idée très américaine) de leur métier, de leur parole, des mots qu’ils mettent bout à bout pour former des livres, puis une œuvre, envisagée comme un tout. Il y a donc ici toute place pour dire comment la littérature se fait, comment les vocations naissent et la vie s’organise autour et au-dedans de cette étrange disposition, pour donner des manières de leçon.

Au gré de confidences et d’une parole libre, nous découvrons des familles d’écrivains, des obsessions, les traces de l’Histoire, l’enchaînement des générations, des façons de vivre l’écriture, la création, sa propre vie, qui dressent un panorama passionnant de la littérature américaine. S’y dévoile un monde bien différent du nôtre, exigeant d’autres mots, d’autres lieux, où s’expriment des voix originales, étrangement jeunes, entreprenantes. Nous ressentons la vitalité, la dimension épique de ces écrivains pour qui la nomination du monde où ils s’assurent une identité est essentielle. Susan Sontag dit : « Je trouvais que devenir écrivain était une vocation héroïque. » Tout y est question de l’abord d’un territoire, de son expression, de l’investissement puissant qu’il réclame. Nous sommes face à des écrivains du maintenant, de la virginité, de l’innocence qui les taraude, de la flétrissure qui advient. Ce sont les voix de l’Amérique qui, depuis les années cinquante, durent et se prolongent, établissent une nation, un nouveau monde, une cité déconstruite, violente mais aussi terriblement féconde, entreprennent l’histoire d’une domination et d’une régénération.

Il est frappant que nombreux sont ceux qui s’exercent au réel, le questionne, l’essentialise ; pour eux la voix de l’écrivain n’advient que dans ce dire le monde, tout passe par la nécessité d’exprimer son être dans ce réel. Baldwin résume cela très bien en disant : « C’est simplement ainsi : un écrivain doit prendre tous les risques qu’implique le fait d’écrire ce qu’il voit. Personne ne peut lui dire quoi que ce soit à ce sujet. Personne ne peut contrôler cette réalité. » Il est suivi sur cette pente par Sontag qui confie qu’« un écrivain est quelqu’un qui prête attention au monde » ou par Harrison qui affirme qu’il doit atteindre le « niveau ultime de l’attention ».  Il leur semble nécessaire de s’inscrire dans la réalité, de l’entreprendre frontalement, parce que cela serait leur nature propre. Ils y établissent une forme de conscience nécessaire, de parole inévitable, d’une confrontation collective et intime à la fois, imbriquée. Même les plus détachés de la réalité, Ginsberg ou Burroughs, y inscrivent leur dérive, le premier parlant d’« une nouvelle vision » et d’une « conscience totale » qui transformerait les mots en images, les sons en rythmes absolus (ce sont des positions bien connues). Tous disent le monde, l’interrogent, l’intériorisent.

Cette conscience du monde, les questionnements qui l’animent, ne doivent pas masquer, au profit d’une vision globalisante, le centre de leur propos, cette manière de commenter son propre travail, d’en dire la difficulté, le poids, de dévoiler ce qui constitue, selon eux, la nature de l’écriture. Baldwin résume bien les choses en disant que « l’écriture c’est essentiellement découvrir ce que vous ne voulez pas savoir, ce que vous ne voulez pas découvrir. Mais quelque chose vous y force malgré tout ». Ce « découvrement », renforcé par de longues confidences sur leur vocation et leur situation personnelle (en particulier face à l’enseignement), interroge le mouvement de l’écriture, sa plasticité, son événement en quelque sorte (cf. Leonard Michaels). C’est ce que semble vouloir exprimer Peter Carey lorsqu’il propose cette image : « C’est comme se tenir au bord d’une falaise (…). Chaque jour vous créez la terre sur laquelle vous allez vous tenir. » Ces écrivains ont passé leur vie à créer ce territoire, une matière sur laquelle se reposer. Ils apparaissent ainsi éternellement jeunes, peut-être parce que, comme le dit Jim Harrison, l’écriture a « quelque chose à voir avec la vie », avec la jeunesse, ce « rêve originel ». Et pourtant, Tobias Wolff affirme que « l’écrivain n’a pas et ne devrait pas avoir le dernier mot », et l’on comprend que tous ces gens, ces écrivains, sont avant tout des lecteurs, qui tirent leçon d’autres qu’eux-mêmes.

Hugo Pradelle

Vous aimerez aussi