Livre du même auteur

Les abîmes de la création

Article publié dans le n°1039 (01 juin 2011) de Quinzaines

 Florian Mazoyer s’essaie à figurer la création, à l’inscrire dans des formes brèves qui se répondent avec une habileté inégale, interrogeant avec sérieux et fantaisie le démiurge brisé qui se débat dans les fracas du monde et de l’intériorité.
Florian Mazoyer
Démiurge et autres nouvelles
 Florian Mazoyer s’essaie à figurer la création, à l’inscrire dans des formes brèves qui se répondent avec une habileté inégale, interrogeant avec sérieux et fantaisie le démiurge brisé qui se débat dans les fracas du monde et de l’intériorité.

La création peut être entreprise telle une architecture, la construction d’un univers qui répond, dans ses moindres détails, par toutes ses faces se déjouant sans cesse, fuyant on ne sait quelle malédiction infâme, à la fois à l’intériorité d’un être qui l’établit dans toute sa démesure et à une réalité qui échappe irrémédiablement. Et c’est un Dieu – rien de moins et comme une évidence – qui y préside, figure tutélaire et presque monstrueuse, démesurée, enviable et haïssable à la fois, qui anime les mondes fictifs, les retend pour fourbir une vérité nouvelle et factice, qui élabore le grand rien fascinant de la fiction et la disloque pour la faire se rejouer sans cesse dans l’esprit des hommes et au bout de leurs plumes. Ce Dieu, Démiurge, est l’ordonnateur magistral d’un univers qui ne se laisse jamais saisir, perpétuellement inaccessible, fantomatique derrière les vanités des hommes qui s’obstinent à le circonscrire et à le nommer.

Florian Mazoyer, avec un premier livre d’une concision extrême, s’engage dans ce lent et permanent mouvement de sédition face aux mystérieux moyens de la divinité, s’essayant à plonger dans les mécanismes étranges qui permettent à l’être de se détacher de lui-même et de plonger dans le tourbillon hypnotique de la fiction, puisque c’est un des rares espaces où il peut rêver à son dépassement ultime, à démultiplier les figures auxquelles il fait incarner ses vérités successives et ses rêves misérables. Son livre est un grand désenchantement. Il y exerce l’écriture à sa propre élaboration, renvoyant une image déformée et monstrueusement drôle de ses processus, comme d’un jeu infini avec la disparition même, ou plutôt l’écroulement, des illusions qui l’ordonnent. Mazoyer exhibe ce qu’il est convenu de dissimuler, reconduisant les grandes figures d’une certaine décortication de la littérature, des croyances et des projections qui la soutiennent, faisant de son livre le lieu même de son annihilation, de sa réduction à ses figures élémentaires, celles qui les portent avec une ingénuité faussement accablée ou euphorique. Les créateurs sont, semble-t-il nous dire, des sortes de monstres particuliers dont il faut disséquer les faux-semblants et les organisations symptomatiques.

La littérature est une transformation, elle ordonne les grands changements, ceux qui débordent à la fois les créateurs, pris au piège de leur propre univers, et les lecteurs qui s’abîment dans un mystère monstrueux qui les exclut d’une capacité de transfiguration. Mazoyer s’échine, avec méthode, à disséquer la création, à l’ouvrir comme le ferait un entomologiste méticuleux avec le minuscule cadavre d’un insecte. Il interroge la nature des livres et des processus qui les établissent, proposant une manière de maïeutique ironique des moyens et des raisons de la création. Il fait se figurer dans des sortes de brèves variations – quatre nouvelles inégales (les deux premières sont vraiment réussies, la troisième penche un peu trop du côté de La Tache de Philip Roth et la dernière paraît plutôt faible) – les mécanismes complexes de la création, les incarnant en quelque sorte au travers de figures dépeintes avec une cruauté assez réjouissante.

Ainsi, la nouvelle éponyme qui ouvre le récit nous laisse découvrir, à la façon de voyeurs malveillants, l’obsession de Grosz Mann pour son voisin Inkerman (notons que le titre de l’un de ses romans porte le titre d’une pièce de jeunesse de Beckett ainsi que l’importance des noms des personnages qui peuplent le recueil), écrivain à succès qui peine à écrire son nouveau livre, et qu’il observe depuis un appartement qui fait face, un peu surélevé, à celui de l’artiste. Cette intrusion dans l’intime d’un créateur prend néanmoins des proportions plus inquiétantes lorsque Mann décide de remplacer son mentor, de lui ressembler jusqu’à une sorte de démence. Mazoyer excelle à nous décrire les étapes de cette « transformation », des aberrations qu’elle produit, déconstruisant toutes les illusions et les croyances plus ou moins ridicules qui accompagnent les écrivains, ces démiurges tantôt vaniteux tantôt décevants, pour faire s’opérer une manière de conjuration de cette conception archétypique. « Mann comprit qu’il était devenu un être hybride, sorte de médium sur lequel venaient se superposer des couches de réel, qu’il pouvait gratter ou diluer pour en explorer les failles et la miscibilité. » Tout est ici affaire de renversements. Il est par ailleurs assez amusant de se rappeler en lisant ces récits qu’ils sont les premiers d’un écrivain (assurément lecteur de Gogol) qui congédie ses propres troubles pour élaborer des fictions mécaniques, puisque un système de reprise et d’échos concentrés autour de la notion de « sacrifice » fait revenir les nouvelles à une sorte de noyau matriciel assez réduit qui confère une unité à des textes qui tissent des trames différentes et s’intègrent à des réalités disparates. Car le fond de ce petit livre s’apparente à un sacrifice, aux rapports divinisés que nous entretenons avec nos illusions (celle d’Edme dans « L’Autre »), à ce qui nous lie – entre identification et soumission tout aussi ridicules l’une que l’autre – à ce Démiurge insaisissable.

En une centaine de pages majoritairement bien maîtrisées – on pourra reprocher quelques préciosités de style, quelques maladresses ou phrases convenues ici ou là (un peu trop souvent) à un auteur qui tente une multitude de possibilités stylistiques et de dispositifs –, Mazoyer pose de vraies questions sous les dehors de brillantes fantaisies. Il ordonne une certaine confusion entre les effets et les causes, se moquant de troubles qui l’ont sans doute saisis, s’interrogeant sur les moyens de la littérature, sur l’inaccessibilité de leurs élaborations fascinantes, sur l’inégalité qui sépare le créateur du vulgaire et lui fait endosser des responsabilités effarantes, possesseur et prisonnier d’un « royaume » immense. Démiurge et autres nouvelles célèbre les puissances de la littérature et plus largement de la création (c’est en cela que la dernière nouvelle semble plus faible, comme détachée, puisqu’elle traite assez maladroitement selon nous de la création musicale), faisant se nourrir des récits qui sont autant de mises en abîme de leurs propres questionnements. Mazoyer y insiste souvent, les livres, les mots, les signes possèdent et exercent un pouvoir monstrueux qui nous renvoient à notre condition précaire, introduisant dans chacun de ses textes la grande question du « sacrifice » qui paraît bien souvent (quoique aborder par des biais différents et presque contradictoires) le seul vrai moyen de s’y confronter, répondant à Démiurge et semblant nous dire à chaque page que tout ceci n’est qu’une affaire de dévoration. 

Hugo Pradelle