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Les voyages des chamanes, des clowns sacrés et des artistes perturbateurs

Une surprenante exposition fantasque du musée du quai Branly donne à voir les jeux infinis du désordre et de l’ordre, de l’irrationnel et de la raison, de l’obscurité et de la lucidité, les jeux des vertiges et de l’équilibre, des excès et de la jubilation (1).
Exposition. Les maîtres du désordre (Musée du quai Branly)
Jean De Hell Loisy
Les maîtres du désordre. Catalogue (Musée du quai Branly RMN)
Une surprenante exposition fantasque du musée du quai Branly donne à voir les jeux infinis du désordre et de l’ordre, de l’irrationnel et de la raison, de l’obscurité et de la lucidité, les jeux des vertiges et de l’équilibre, des excès et de la jubilation (1).

Dans les cinq continents, à l’intérieur des cultures variées, les chamanes, les clowns sacrés, les possédés, les artistes perturbateurs sont des transgresseurs, des insoumis, des agitateurs, des séditieux, des révoltés. Ils traversent les frontières ; ils passent les bornes. Ils sont des passeurs ; ils aident à traverser les zones interdites, à dépasser les limites de la normalité. Ils aiment le dérèglement calculé. Ils sont des équilibristes qui marchent sur une lame de rasoir, sur un fil fragile. Ils sont des funambules, des acrobates ; ils sont les « voltigeurs » rituels d’Amérique du Sud ; ils recréent le mouvement du monde, un mouvement qui engendre l’ordre maintenu et restauré ; ils tournoient ; ils trouvent des sauts périlleux. L’anthropologue Georges Balandier note : « Oui, l’équilibriste, c’est l’espèce humaine… C’est l’humain, l’équilibriste depuis la nuit des temps. Et il s’en sort comme il peut. »

Les maîtres du désordre jouent avec les forces violentes, avec la sauvagerie, avec les bouleversements, avec l’enchevêtrement des choses, avec le chaotique. Ils tentent de contrôler le désordre, les maladies, les cataclysmes, les puissances du mal, les « esprits mauvais », les divinités dangereuses, les revenants, les formes de la mort. Ils rusent. Ils essaient de tromper la méchanceté, de la duper. Ils bricolent ; ils découvrent les techniques mixtes de la thérapie. Ils veulent réparer les désordres. Ils négocient avec l’invisible ; ils marchandent (par des sacrifices) avec les forces sauvages : par les animaux égorgés, par l’argent, par les souffrances.

Les maîtres du désordre ne le maîtrisent pas totalement ; ils n’immobilisent pas le désordre ; ils ne l’enchaînent pas. Ils réduisent et limitent la confusion. Ils luttent contre le vorace, contre l’ambiguïté, contre les violences, contre la démesure, lorsque la stabilité du cosmos est mise en danger. L’ordre n’est pas imparfait.

Dans l’exposition du musée du quai Branly, les démons et les merveilles, les prodiges se manifestent. Les divinités équivoques et souvent féroces inquiètent. Dionysos est un dieu errant ; il conduit la possession des Bacchantes ; il aime l’ivresse, le rire ; il surgit par surprise… Au Japon, le redoutable Susanoo est le demi-frère de sa sœur Amaterasu, déesse de la lumière, qui se cache dans une grotte contre les excès de Susanoo… Dans l’Égypte ancienne, Seth est le meurtrier de son frère Osiris ; il est le dieu des déserts et de l’orage ; il peut être, parfois, l’allié précieux ; il est souvent furieux, imprévisible… À Bali, Randga, reine des sorcières, liée au chaos et à la maladie, lutte contre Barong qui représente l’ordre, l’harmonie, la santé ; dans les villages, les danseurs masqués combattent une bataille rituelle du bien et du mal… En Amérique du Nord, Raven est un esprit cannibale, tricheur et dupe, cupide et généreux, destructeur et créateur, toujours glouton : «  Corbeau cannibale »… Près du golfe de Guinée, Legba se révèle simultanément un presque-rien et une divinité puissante ; il serait le dernier-né des dieux ; il est en apparence moins élevé que les autres dieux qui ont besoin de lui pour établir des communications ; Legba est alors le dieu de la parole, des passages, des seuils ; il transmet la divination ; il provoque les excès, les bouleversements, le trouble et il engendre l’activité humaine, la fécondité…

Passent les chamanes sibériens, tibétains, coréens, navajos, etc. Ils sont des techniciens du sacré ; ils sont marginaux dans leur propre communauté ; ils contrôlent des états modifiés de conscience… Un chamane navajo écoute la voix du vent, le chant du rouge-gorge bleu… Un chamane sibérien peut, comme un aigle, survoler tout l’univers ; il découvre un lieu où l’âme du malade s’est égarée ; il utilise un « fouet » quand il galope sur une monture et qu’il écarte les obstacles. Tel costume sibérien comporte des ornements de métal, du cuir de renne, des étoffes et il évoque les différentes sphères du cosmos… Un lama, magicien et devin, entre en transe et peut chasser les démons ; une de ses danses peut donner un oracle qui doit être interprété… En Amazonie, deux chamanes masqués dansent pendant trois nuits consécutives ; ils extraient (dit-on) du corps du malade les « flèches maléfiques »… Le manteau en fourrure de caribou est porté par un chamane de la population Inuit ; ce manteau permet d’escalader les pentes les plus raides et de se déplacer avec une rapidité surhumaine…

À l’intérieur de cette exposition, tu découvres une épicerie des forces, une pharmacie ambulante, un bazar d’ingrédients énigmatiques, une cuisine d’énergies minuscules et matérialisées, des « sacs de divinations » (au Mali ou en Angola), des enchevêtrements de cordes, de petits tas innommables. L’initié sait déchiffrer les choses secrètes ; il trouve sa propre recette de matériaux à demi ignorés, de gestes discrets et de mots murmurés. L’artiste Jean-Michel Alberola a inventorié les achats que le chamane fait au marché ; ce serait le « panier du chamane ». Tu trouves une corne d’antilope (qui contient de la terre et de la graisse), des fers de flèches, des racines, un champignon desséché, des plumes, une tête de criquet, une touffe de poils frisés et emmêlés, des piments, etc. Pour guérir ou pour blesser, pour désenvoûter ou pour ensorceler, pour aimer, pour haïr, l’initié plante des aiguilles, des clous dans des poupées, dans des arbres ; il enfonce des pieux dans le sol ; il noue ou il dénoue ; il ligote. Il emploie des poisons, des antidotes, des produits psychotropes : alcool, herbe, cocaïne, opium, l’« ayahuasea » (qui contient des plantes d’Amazonie)…

Arrivent aussi les clowns sacrés, les bouffons qui avalent les excréments, qui imitent les actes sexuels, qui pètent dans les cérémonies. Ils sont des exorcistes comiques, des farceurs mystiques, des « fous de Dieu », des pitres redoutables, des sorciers du fou rire. Ils inventent des rites burlesques, des facéties grivoises, des mimiques obscènes. Ils se moquent du pouvoir, des participants et d’eux-mêmes. Au Maroc, les « gnawas » mettent en spectacle des pantomimes grotesques. Dans le vaudou haïtien, les « guédé » (les esprit de la mort) rient et inquiètent. Se multiplient les sarcasmes, les ricanements, la gouaillerie, le rire de Satan, les mystifications des paillasses mélancoliques, les bacchanales effarantes…

Selon les saisons, les carnavals, les fêtes de « la Mère folle » libèrent les corps. Il y a eu les Saturnales. En Inde, dans le « Festival d’Holi », les participants lancent des pigments de couleur. En Suisse, en Autriche, en Bulgarie, les « larves », les « costumes », les masques surgissent au solstice d’hiver…

Ici, dans cette remarquable exposition, les artistes sont des maîtres du désordre. Ils sont des chamanes, des charlatans, des clowns, des rebelles, des révoltés permanents, des dissidents, des créateurs de la marge, des sauvages inventifs. Picasso apparaît comme Arlequin et comme « Hellking » (roi des Enfers), ou bien comme un faune… En 1965, Joseph Beuys a le visage enduit de miel et recouvert de feuilles d’or ; il parle à un lièvre mort… L’artiste suisse Thomas Hirschhorn (né en 1957) donne à voir des globes de terre rongés par un cancer, par une maladie incontrôlable… La fascinante créatrice Annette Messager est une amie de l’anatomie fantasmagorique ; elle déplace dans l’air les seins, les yeux, les pieds, les cerveaux, les sexes, les veines rouges (qui sont des fils de laine détricotés)… En 1975, la grande danseuse américaine Anne Halprin danse son cancer, puis elle guérit ; elle combat les douleurs et les peurs… Une peinture (1988) de Jean-Michel Basquiat (né à Haïti, imprégné de culture vaudou) représente le démon cornu. L’artiste liégeois Jacques Lizène se considère comme un « petit-maître du désordre, quasiment nul », comme un « individualiste crasse » ; il rit sans cesse, il note : « Il n’y a pas d’humour dans ce que je fais, car mon humour consiste à ne pas en avoir ». Dans l’exposition, Arnaud Labelle-Rojoux crée un char des « Conjurations profanes » ; il cite la phrase connue de Dalí : « L’unique différence entre un fou et moi, c’est que je ne suis pas fou ! »… En 1991, Ben écrit en blanc sur noir : « pas d’art sans désordre ». Il y aurait une logique des dérèglements.

1. L’exposition est organisée par Jean de Loisy (historien de l’art, commissaire d’expositions étonnantes, aujourd’hui président du Palais de Tokyo), par l’anthropologue Bertrand Hell et par la conservatrice Nanette Jacomijn Snoep.

Gilbert Lascault

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