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Lettre à Philippe Sollers

Cher Philippe Sollers,            Je viens de refermer votre livre, Agent secret, paru récemment au Mercure de France dans la collection de Colette Fellous, « Traits et portrait...

Cher Philippe Sollers,           

Je viens de refermer votre livre, Agent secret, paru récemment au Mercure de France dans la collection de Colette Fellous, « Traits et portraits ». Je me dis que je devrais essayer d’écrire un « article », mais j’éprouve plus le besoin de vous écrire. Dans la bibliothèque des auteurs contemporains, vous occupez une place à part. Mauriac l’aurait perçu, ou Aragon que vous ne ménagez guère (la scène à La Bûcherie, le restaurant où vous avez rencontré Aragon et Elsa Triolet le jour de votre mariage avec Julia Kristeva le 2 août 1967, est hallucinante). Dans Agent secret, de nouveau, on l’entend avec force quand vous récitez par cœur La Fontaine en vous adossant à Mallarmé. On ne peut s’empêcher de penser également que vous témoignez pour Georges Bataille, Roland Barthes, Jacques Lacan, pour les années 1960 et 1970, à l’époque de Tel Quel, de Drame et de Paradis, de L’Écriture et l’expérience des limites ou de Dante et la traversée de l’écriture. Mon intention n’est pas de limiter vos livres à ces années, bien que, si œuvre il y a, elle s’ancre solidement en elles. Barthes, que je relis en ce moment, aura mené dès le Degré zéro et jusqu’à La Préparation du roman une lutte entêtée contre « ce qui oblige à dire », aliène. Comment esquisser, suspendre les contraires, les stéréotypes, etc. Comment écrire un essai qui soit un roman. Le sens, semble-t-il, de votre amitié. Agent secret ne le dément pas, tournerait autour de cette question. « Le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. »

Nous sommes seuls (Proust), des singularités plurielles, dites-vous. J’ai lu Un vrai roman (2007) et Portraits de femmes (2013). Dans Agent secret, le troisième volet de ce triptyque autobiographique, on serait touché davantage par un accent particulier, difficile à définir. Vous avanceriez moins masqué, plus en Joyaux[1], qui sait, qu’en Sollers. On avait ressenti quelque chose de semblable dans les Lettres à Dominique Rolin. 1958-1980, parues en 2017. Il arrive que vous vous répétiez, des répétitions qui seraient des reprises. Vous ne vous ressouvenez de rien (les vieilles amours) ni n’espérez rien (un nouvel amour). Vous reprenez sans cesse ce qui a été, pour qu’il soit présent, éternellement présent. Vous le dites à votre lecteur, à la fin : « Soyez présent à vous-même. » Kierkegaard aussi : « Lorsqu’on fait le tour de l’existence, on doit s’apercevoir, si on a le courage de le comprendre, que la vie est une reprise dont on a plaisir à se réjouir. » Je reparcours Agent secret, que j’aurais dû annoter. Cette fois, j’ai préféré lire, essayé de me lire. « Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même » (Proust, encore, à qui vous donnez rendez-vous, avec Nietzsche, Rimbaud et Hölderlin). Les photographies, selon le principe de la collection, sont des repères. On retrouve votre mythologie : l’enfance bordelaise, l’amour d’une mère, une curieuse solitude, Dominique Rolin, Julia Kristeva, l’île de Ré, Venise, les domiciles parisiens, le bureau chez Gallimard… La science des lieux. À vrai dire, et je vous prie de m’en excuser, là n’est pas l’essentiel. On n’est pas en train de lire un reportage de Paris-Match. Il s’agit de lire en soi-même, de lire dans ces images, les images de sa propre vie, bien que rares soient ceux qui, comme vous, l’auteur de Femmes en 1983, possèdent le don d’ubiquité en amour. Les pages que vous consacrez à votre fils David sont poignantes, mais pour qui vous lit, votre fils est un fils qui a donné naissance à un père (on naît père à la naissance de son enfant), à l’amour d’un père, à ce « souci du père de famille », l’Odradek de Kafka.

J’ai l’impression de ne pas parvenir à traduire l’émotion de ma lecture. On devine un malheur (individuel et collectif) que vous avez réussi à convertir en bonheur, ou que vous réussissez constamment à convertir en bonheur. Votre guerre du goût, allegro con brio, à la main, en dehors de la dictature numérique, voix fleurs lumière. Incipit vita nova : « Contrairement aux apparences, je suis plutôt un homme sauvage, fleurs, papillons, arbres, îles. Ma vie est dans les marais, les vignes, les vagues. Qu’importe ici qui dit je. Écrire à la main, nager dans l’encre bleue, voir le liquide s’écouler sont des expériences fondamentales. Je vis à la limite d’une réserve d’oiseaux, mouettes rieuses, goélands, faucons, sternes, bécasseaux, canards colverts, hérons. Ah être un oiseau ! » Ça va mal, écrivez-vous, mais il en a été toujours ainsi. Les sociétés sont toxiques, sont animées par un « désir de totalitarisme ». Dante n’a pas écrit L’Enfer pour rien. On s’interroge. Il y a eu la Shoah. Dans une forme de déréliction sociale, il y a maintenant la menace d’une catastrophe planétaire. Agent secret est une invitation à la clandestinité, à se « désactualiser », à fonder ce qui par la poésie seule demeure, ou un éloge de singularités plurielles, des singularités qui « ne peuvent plus porter telle ou telle identité d’ensemble ». Vous parlez quelque part de refuge. Je crois que vous avez raison. 

Je vous remercie.

[1] Vrai nom de Philippe Sollers.

Jean-Pierre Ferrini

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