Lire Pétrarque aujourd'hui

Article publié dans le n°1017 (16 juin 2010) de Quinzaines

    « Fragments de choses – l’auteur ne dit même pas de “chansons” – en langue vulgaire » : c’est ce titre volontairement dépréciatif que choisit Pétrarque, sans doute entre 1359 et 1362, pour qualifier le premier regroupement de ses poésies italiennes copiées par son ami Boccace, son cadet de neuf ans.
Pétrarque
Chansonnier. Rerum vulgarium fragmenta
    « Fragments de choses – l’auteur ne dit même pas de “chansons” – en langue vulgaire » : c’est ce titre volontairement dépréciatif que choisit Pétrarque, sans doute entre 1359 et 1362, pour qualifier le premier regroupement de ses poésies italiennes copiées par son ami Boccace, son cadet de neuf ans.

Le maître, déjà illustre à cette époque pour ses compositions en latin, langue héritée du classicisme de Cicéron et d’Horace, qu’il révère, a alors la cinquantaine. Jusqu’à sa mort en 1374, à soixante-dix ans, il ne cessera d’augmenter et de corriger ce recueil de « petites bagatelles » (nugellae) qui seul pourtant allait assurer sa gloire pérenne.

Grâce à la présente édition bilingue et critique, le familier de la Renaissance française et de la « Pléiade », même s’il n’est pas italianisant mais à la condition que le latin ne lui soit pas totalement opaque, peut enfin comprendre comment Pétrarque a fixé pour si longtemps formes littéraires et thèmes amoureux. Des unes et des autres il n’est nullement l’inventeur. Il les synthétise seulement à partir d’une pratique constante de la poésie latine (en particulier celle de Virgile et d’Ovide), d’une connaissance exhaustive de la très riche école sicilienne puis siculo-toscane qui l’ont précédé et qui toutes deux prenaient pour modèle la poésie courtoise souvent hermétique de nos troubadours du Midi, actifs depuis 1100 et jusqu’à la croisade contre les Albigeois (1209), commencement de la fin pour les brillantes petites cours provençales.

Dans une Introduction remarquable par son érudition mais aussi par sa clarté, François Livi parcourt cette histoire culturelle correspondant à des événements tumultueux : grandeur et décadence de l’Empire bâti par la famille souabe des Hohenstaufen, qui règne sur la Sicile jusqu’à la mort de Frédéric II (1250), souverain atypique et cultivé ; parcellisation ultérieure extrême de l’Italie – qui n’existera pas en tant que telle jusqu’au XIXe siècle – en une multitude de communes se faisant les unes aux autres d’horribles guerres mais dotées parfois (Florence, Bologne) d’une personnalité artistique éblouissante ; lutte d’influence et lutte armée entre deux familles impériales d’origine allemande, les Welfen dont les partisans italiens sont les Guelfes alliés aux États du Pape, et les Hohenstaufen qui commandent aux Gibelins ; clivage enfin des Guelfes en deux entités ennemies, les « blancs » et les « noirs », ces derniers étant finalement vainqueurs à Florence et responsables du bannissement de Dante puis de Pétrarque et des siens (en 1312, ils trouvent refuge en Avignon auprès du Pape).

Dante, qui meurt en 1321 et dont La Divine Comédie met en scène une Béatrice rencontrée, perdue, retrouvée et devenue après sa mort le guide du poète dans sa randonnée infernale, a le premier nommé « dolce stil novo » l’idiome poétique qu’il utilise dans ses « chansons ». C’est lui le dernier « patron » auquel Pétrarque empruntera sa « langue vulgaire », qu’il purifiera encore et raffinera avec un tel succès qu’elle constituera pour cinq siècles le parangon de l’italien relevé.

Mais peut-être le cœur symbolique même du Chansonnier vient-il de Dante puisque là aussi une Dame unique, Laure de Noves, est trouvée (le 6 avril 1327 « en l’église Sainte-Claire d’Avignon »), puis en quelque sorte perdue (pendant vingt ans elle est la déceptive, qui ne répond jamais à l’amour du poète), enfin retrouvée ou trouvée enfin pour la plénitude d’un amour cette fois mystique, après sa disparition (le 6 avril 1348), inaugurant la seconde moitié du recueil en tant qu’ombre désormais errante.

C’est dire que Laure, qui est aussi l’aure (vieux mot pour « le souffle », en particulier vital), que le traducteur, qui ne recherche pas spécialement l’archaïsme, a dû conserver par nécessité poétique, et naturellement le laurier en quoi fut changée la nymphe Daphné fuyant Apollon, n’est à aucun moment un personnage réaliste. Elle s’inscrit plutôt, fugitive, en tout lieu du texte, comme une manière d’incarnation de la femme idéalisée en stéréotype : yeux fatals pour l’amant éperdu, cheveux blonds flottant librement, teint de neige, Iseut réapparue ou Sylphide de Chateaubriand avant la lettre.

Bien qu’elle occupe la quasi-totalité des poèmes du recueil – à quelques exceptions près, qui généralement concernent la politique, Pétrarque ayant joué un rôle important d’ambassadeur ou de « chargé d’affaires » auprès de puissants protecteurs successifs –, Laure est évanescente et se fond, dans une rêverie intérieure le plus souvent mélancolique, avec le désir sans cesse renouvelé (ou maintenu intact par sa non- réalisation) d’un poète qui enchante son mal avec une telle complaisance, un tel goût des larmes, qu’il n’est bientôt plus lui-même qu’une figure noyée de la poésie élégiaque, tout le contraire d’un Musset ressassant en vers son autoportrait d’amant malheureux.

Voilà bien pourquoi Gérard Genot, commentateur précis de textes fort peu évidents tant ils sont encombrés de réminiscences, latines ou bibliques, d’imitations, d’allusions et de jeux verbaux, privilégie l’éclaircissement linguistique dans son copieux et indispensable commentaire. Il le fait avec beaucoup de bonheur, si bien que le lecteur parvient presque à se couler dans cette langue à la fois savante et fluide, qui devient pour lui agréable à l’oreille intérieure, sinon facile à restituer mentalement dans son rythme mineur originel (heptasyllabe, hendécasyllable) auquel le français demeure si réticent jusqu’à Hugo et Verlaine.

De Laure en revanche, chez Gérad Genot presque nulle mention, d’où une frustration initiale du voyeur que nous sommes, tout personnage célèbre ayant tendance aujourd’hui à se banaliser en interprétation hollywoodienne, mais la profonde satisfaction immédiatement ultérieure d’aborder enfin le monument ésotérique du Chansonnier comme la réalisation accomplie d’une sorte de rêverie d’art.

Car le créateur de « Laure la bégueule » selon Chateaubriand (lettre à Fontanes du 6 novembre 1802, citée par Jean-Michel Gardair dans l’édition Poésie/Gallimard du Canzoniere) n’est pas du tout un « bel esprit », comme feint de le croire méchamment l’auteur des Mémoires d’outre-tombe d’ordinaire mieux inspiré. C’est un homme de cœur et de combats, qui a mené une vie dangereuse dans un contexte historique de violence extrême et de mort, fui les spadassins, la peste noire, embrassé par obligation une carrière ecclésiastique mais eu un fils (mort avant lui) et une fille, accompli de nombreuses missions, voyagé sans repos ni confort sur les chemins en forme de coupe-gorge d’une Europe à feu et à sang.

Mais si l’action a accompagné cette trajectoire humaine fort étendue en ces temps de trouble, de conflits incessants et d’épidémie, les poèmes n’en disent quasiment rien, tout voués qu’ils sont à la contemplation extatique, parfois morbide ou masochiste, d’une « cosa mentale » qui se dérobe.

Or, le plus surprenant est bien que cette beauté nourrie, tissée et presque uniquement composée de conventions littéraires, de formules répétitives et de masques, nous soit aujourd’hui si magiquement présente et nous charme et nous touche. Ainsi, Pétrarque n’a pas créé la « sextine ». Il a reçu des provençaux cet ample poème, moins développé néanmoins que la « chanson » mais qui doit se déployer sur sept strophes, la dernière raccourcie de sizain en tercet, dans un schéma rythmique et mélodique si complexe que l’on croit d’abord à un simple exercice de style pour virtuose un peu vain.

Pourtant écoutez la sextine trentième, qui entrelace l’évocation de « la jeune fille verte », comme dirait Toulet, dans la verdeur d’une jeunesse que chantera Ronsard, au thème de la neige d’un blanc éclatant comme celui de la peau de l’être aimé, et à celui, voluptueux mais maléfique, de cette beauté froide, insensible au vieillissement naturel du monde et de l’amant : « Giovene donna sotto un verde lauro/Vidi più blancha et più fredda que neve/Non percossa dal sol molti et molt’anni./E’l suo parlare, e’l bel viso et le chiome/Mi piacquen si ch’i’ l’ò dinanzi agli occhi,/Ed avrò sempre ov’io sia in poggio o’n riva. »

A-t-on besoin de savoir cet italien si suavement modulé d’avant le Quattrocento, lorsque bien sûr on est aidé par la superbe traduction française de Gérard Genot, pour goûter le merveilleux de ce sizain initial auquel se lieront les six autres strophes par le retour des six occurrences premières (« lauro », « neve », « anni », « chiome », « occhi », « riva »), chaque fois dans une position différente à l’intérieur de la strophe, a-t-on envie de s’éberluer devant la prouesse purement technique, ou de se laisser aller en arrière, sans effort, sur le flux merveilleux du poème ? 

« Jeune dame dessous un vert laurier/Je vis, plus blanche et plus froide que neige/Non touchée du soleil depuis maintes années./Son parler, son beau vis, sa chevelure/Me plurent tant que je les ai devant les yeux,/Et les aurai toujours, où que sois, côte ou rive. »

Chateaubriand, qui méritera le surnom d’« Enchanteur », comment a-t-il pu rester insensible à une telle harmonie ? Il est vrai qu’il n’était poète qu’en prose et que le délice douloureux d’aimer une femme inaccessible lui était parfaitement antipathique. En revanche, la France Renaissante puisera à pleines mains dans le trésor du Canzoniere, chef-d’œuvre d’une Renaissance italienne qui précède la nôtre de deux siècles. À travers Pétrarque, les plus beaux contes latins revivront, par exemple celui d’Actéon transformé en cerf par l’eau qu’Artémis courroucée lui jette au visage pour l’avoir surprise nue en son bain. Dans la très longue chanson 23, tel se voit le poète éclaboussé (« L’acqua nel viso co le man mi sparse ») et condamné au change (« Di selva in selva ratto mi trasformo »). Combien de versions, adoucies ou non (le chasseur Actéon chez Ovide est dévoré par ses propres chiens), la « Pléiade » n’a-t-elle pas tirées de cet épisode, en tout cas de la scène érotique de la fille surprise ! Pernette du Guillet, Maurice Scève, Ronsard l’ont imitée, elle est devenue lieu commun de la rencontre amoureuse.

Enfin la fortune extraordinaire du sonnet doit tout à Pétrarque, bien que ce soit un de ses prédécesseurs siciliens de la cour de Frédéric II, Giacomo de Lentini, qui l’ait mis au point un siècle avant lui. Mais le sonnet est la forme fixe la plus utilisée dans le Canzoniere : 317 poèmes sur 366, alors qu’il ne contient que 29 chansons, 9 sextines, 7 ballades et 4 madrigaux, module le plus court, qui n’excède pas dix vers. On peut ouvrir le recueil au hasard, n’importe laquelle de ses pages en fournira des exemples suaves. Mais à notre goût les plus parfaits se lisent après la chanson 264, que hante pour la première fois le spectre de Laure disparue. Ronsard s’est de très près souvenu du numéro 278 : « Ne l’età sua più bella/È l’aura mia vital da me partita », que le traducteur rend ainsi : « En sa belle jeunesse, en sa première fleur,/Alors qu’avait amour en nous plus grande force,/Laissant à la terre sa terrestre écorce,/S’est l’aure de ma vie de moi partie », ce premier quatrain nous rappelant aussitôt certain regret ronsardien de la mort de Marie.

N’empêche. Même morte, la Dame ne devient pas plus charnelle chez Pétrarque, alors qu’il semblerait, puisqu’elle ne peut plus s’offusquer de trop de familiarité, que le poète pût sans offense la décrire enfin plus précisément « de corps ». Or c’est tout le contraire. Elle poursuit sa dilution dans l’air et se confond peu à peu avec non point même l’image mais l’idée de la Vierge. Il y a une étrangeté de Pétrarque, un secret maintenu jusqu’au bout dans les « fragments » qui constituent le Chansonnier. Ce secret est fait de retenue blessée et ravie plus que de pudeur. On y lirait volontiers aussi et peut-être surtout une constante intimité avec la tristesse, un refus du bonheur. Pour Pétrarque, ce fervent des livres, cet hypocondre, ce sensuel contrarié, le réel valait-il la peine d’être vécu ?

Maurice Mourier

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