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Les amours de Pétrarque

Nous n’avons peut-être pas assez remarqué la récente traduction de René de Ceccatty du « Canzoniere » (« Chansonnier ») de Pétrarque. En effet, Pétrarque (1304-1374) connaîtrait une sorte d’éclipse à la différence de son compatriote et quasi-contemporain Dante (1265-1321).
Nous n’avons peut-être pas assez remarqué la récente traduction de René de Ceccatty du « Canzoniere » (« Chansonnier ») de Pétrarque. En effet, Pétrarque (1304-1374) connaîtrait une sorte d’éclipse à la différence de son compatriote et quasi-contemporain Dante (1265-1321).

Avec Danièle Robert, qui a déjà traduit l’Enfer et le Purgatoire (Actes Sud, 2016 et 2018), ou Michel Orcel, qui vient de traduire l’Enfer (La Dogana, 2019), René de Ceccatty lui-même a proposé une traduction octosyllabique de La Divine Comédie, contribuant à l’agrandissement de la réception de Dante en France (Seuil, 2017). En l’espace de trente ans, depuis la traduction de Jacqueline Risset (1985-1990), nous ne comptons pas moins de huit traductions du poème de Dante, alors que nous ne disposons actuellement que de trois nouvelles traductions intégrales du Canzoniere : celles de Pierre Blanc (Bordas / Classiques Garnier, 1989), de Gérard Genot, (Les Belles Lettres, 2009) et donc maintenant de René de Ceccatty. 

La limpidité est de toute évidence la qualité principale de cette traduction. Pierre Blanc s’était appliqué à restituer avec précision la langue de Pétrarque sans éviter un certain archaïsme, tandis que le mérite de l’édition des Belles Lettres de Gérard Genot réside dans l’éclairage qu’offre un conséquent appareil critique. Certes, on regrette que l’édition de René de Ceccatty ne soit pas bilingue ou qu’elle ne comporte pas de notes, même succinctes. Mais le parti pris est justement de retrouver les « claires, fraîches et douces eaux » (chiare, fresche et dolci acque) qui irriguent la poésie amoureuse, voire érotique, du Canzoniere.

Dans une longue introduction sur la réception de Pétrarque, René de Ceccatty commente très largement les principes qui ont guidé sa traduction. Les sonnets sont traduits en décasyllabes, le vers de Ronsard et du « Cimetière marin » de Valéry, dans un vocabulaire et selon une syntaxe généralement modernes. Les autres poèmes (les chansons) alternent dans une métrique plus libre. Il a également renoncé à la rime, trop contraignante en français. La langue se veut ainsi naturelle. « J’ai tenté d’être le plus souvent direct, explique-t-il, et d’opter pour un sens qui éviterait toute transposition trop floue et qui me semble dicté par le contexte, et bien sûr par l’usage le plus courant des termes, au temps de Pétrarque. » Comme chez Jacqueline Risset, les éléments de l’interprétation sont contemporains non du texte d’origine mais plutôt du texte traduit, de la « mémoire poétique » du traducteur. Avec Dante, René de Ceccatty est le traducteur des Canti de Leopardi et d’une part importante de l’œuvre de Pasolini, mais aussi traducteur du japonais.

Le poème de Pétrarque n’est pas facile à appréhender. Il soulève aujourd’hui moins d’enthousiasme, il n’est plus le modèle qu’il a été pour Ronsard, Du Bellay, les poètes de la Pléiade, les poètes de l’école lyonnaise de Maurice Scève et de Louise Labé, à une époque où Monteverdi le mettait en musique, où François Ier orchestrait les cérémonies de l’ouverture du tombeau de Laure, de Laure d’Avignon – Laure de Noves qui serait une aïeule de Sade d’après l’oncle même du Divin Marquis, auteur de la première biographie française de Pétrarque en 1764. Il est vrai que l’exil avignonnais et les nombreux séjours à Fontaine-de-Vaucluse jusqu’en 1353 ont eu tendance à naturaliser les paysages de ce Petrarca né en Italie à Arezzo.

Quelque chose se répète à l’infini. Pétrarque n’en finit plus de chanter la vie et la mort de Madonna Laura, l’obscur objet de son désir. Deux dates (fictives) séparent en deux parties le livre, dédoublent le poète : le jour de la rencontre avec Laure dans l’église Sainte-Claire d’Avignon, le 6 avril 1327, et le 6 avril 1348, le jour de la mort de Laure, victime de la grande peste noire qui décima l’Europe. Dans ce sens, le sonnet « Vous qui écoutez » (Voi ch’ascoltate…) qui inaugure le Canzoniere et la chanson « Je vais pensant » (I’vo pensando…) qui introduit la seconde partie sont indispensables pour saisir le mouvement qui anime l’ensemble. De même, le chiffre 6 (celui qui chiffre un 6 avril la rencontre et la mort) déterminerait le nombre des 366 poèmes qui composent le recueil comme une espèce de calendrier reproduisant les 365 jours de l’année plus un supplémentaire qui triompherait, dans l’éternité, du temps (la numérologie donne lieu à de séduisantes déductions : 3 + 6 + 6 = 15 et 1 + 5 = 6).

De la même façon que pour les Triomphes, Pétrarque aura travaillé près de quarante ans à son Canzoniere, dès 1336-1337, et jusqu’à la veille de sa mort en 1374, sachant que l’idée d’œuvre en soi naît après la mort de Laure, en 1348. Les différentes copies manuscrites conservées (on en dénombre neuf formes) montrent combien cette œuvre était en perpétuelle expansion. Un work in progress. « L’abondance des autographes de Pétrarque, écrit Enrico Fenzi, a été considérée comme marquant un changement d’époque, presque la sortie du Moyen Âge et l’entrée soudaine dans la modernité et dans une dimension historique entièrement nouvelle, à l’intérieur de laquelle de grandes individualités agissent et laissent une trace d’elles-mêmes [1]. »

Chaque poème se succède en opérant des glissements, des ruptures. Il s’agit d’une variation sur un même thème, avec de rares digressions faisant état de l’engagement politico-religieux de Pétrarque (notamment la chanson 128, « Italia mia »). Le poète ne cesse de se rappeler qu’il a aimé une femme qui ne l’a pas aimé en retour ou qui l’inciterait à l’aimer autrement, tout en se reprochant cet amour de jeunesse, sa « fautive jeunesse », commence-t-il par confesser dans le premier sonnet. Il est un Apollon qui court après une Daphné ou un Actéon qui dévoile la nudité de Diane. Comme dans le Secretum (Mon secret, Rivages, 1991), son autobiographie poético-spirituelle, ou dans la « lettre familière » de l’ascension du mont Ventoux, il répète qu’il aime ce qu’il ne devrait pas aimer ou qu’il voit le meilleur mais qu’il s’attache au pire. Dans la traduction de René de Ceccatty du dernier vers de la chanson 264, l’accent devient beckettien : « Je vois le mieux, mais je fais cap au pire. »

Si Béatrice divinise la Comédie de Dante, avec Pétrarque, les amours sont plus juvéniles, plus humaines. Nous avons l’impression que Laure n’est pas seule en cause et qu’en elle sourd une douleur qui érotise la langue, une tension qui fait vibrer la corde de la lyre et que le sujet, face à sa propre scission intérieure, tente de rassembler en « vers épars » (rime sparse) ou en Rerum vulgarium fragmenta (« fragments d’œuvre vulgaire »), l’autre titre du Canzoniere dont usait Pétrarque non sans dénégation, lorsqu’il le comparait à sa monumentale œuvre latine. Mes nugellas meas vulgares, disait-il, « mes bluettes en langue vulgaire »…

[Extrait] 

Une voyageuse avait au visage
Un je-ne-sais-quoi qui m’avait ému
Surpassant pour moi toute autre beauté. 

La poursuivant dans les prés verts, au loin
J’entendis une voix qui me criait :
“Oh, que de pas tu perds dans la forêt !” 

Je me blottis à l’ombre d’un beau hêtre.
Tout pensif, regardant autour de moi,
Et je trouvai dangereux mon voyage. 

Je revins sur mes pas avant midi.

Pétrarque, Canzoniere, poème 54.

[1]. Enrico Fenzi, Pétrarque, trad. de Gérard Marino, Les Belles Lettres, 2015.

Jean-Pierre Ferrini

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