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Le triomphe de Pétrarque

La publication des « Triomphes » de Pétrarque par les éditions Diane de Selliers, avec des illustrations du vitrail de l’église Saint-Pierre-ès-Liens à Ervy-le-Châtel, dans l’Aube, constitue un événement, tant par la beauté du livre et la traduction inédite de Jean-Yves Masson que par les éclairages sensibles et savants de Paule Amblard ou de Flavie Vincent-Petit.

PÉTRARQUE

Les Triomphes

Traduction de l’italien, notes et préface de Jean-Yves Masson

Direction scientifique de l’iconographie et introduction de Flavie Vincent-Petit

Introduction et commentaires des œuvres de Paule Amblard

Photographies de Christophe Deschanel

Éditions Diane de Selliers, 2018, 336 p., 195 €

La publication des « Triomphes » de Pétrarque par les éditions Diane de Selliers, avec des illustrations du vitrail de l’église Saint-Pierre-ès-Liens à Ervy-le-Châtel, dans l’Aube, constitue un événement, tant par la beauté du livre et la traduction inédite de Jean-Yves Masson que par les éclairages sensibles et savants de Paule Amblard ou de Flavie Vincent-Petit.

Il est difficile de savoir comment Jehanne Leclerc, la donatrice du vitrail d’Ervy-le-Châtel, a lu Pétrarque (1304-1374). Peut-être dans la traduction des Triomphes (i Trionfi) de Simon Bourgouin, un érudit de la cour de François Ier qui contribua à introduire le pétrarquisme et à fonder les bases du français préclassique, avant la traduction du Canzoniere par Vasquin Philieul en 1548. Mais peut-être lisait-elle plus simplement Pétrarque dans le texte, à une époque où l’italien était une langue que pratiquaient les élites cultivées, les routes de Champagne ne favorisant pas que les échanges commerciaux.

En revanche, on sait qu’elle fit réaliser la « baie », la verrière de Saint-Pierre-ès-Liens, en 1502, à la mort de son mari, Pierre Girardin. On imagine par conséquent que Jehanne Leclerc a dû trouver un « remède » dans ces Triomphes qui scandent la perte d’un être cher et sa consolation dans l’éternité. Dans la partie inférieure du vitrail, les époux avec leurs trois enfants prient une Vierge « triomphante ». Dans la partie médiane sont les six Triomphes de Pétrarque (Amour, Chasteté, Mort, Renommée, Temps et Éternité). Puis, dans la partie supérieure, entre Jean le Baptiste et Jean l’Évangéliste, on voit une âme qui s’élève vers un ciel trinitaire grâce à l’intercession de Marie. Nous sommes en France, à la charnière d’une chrétienté médiévale et d’une humanité renaissante que le Trecento de Dante, Pétrarque et Boccace, Giotto, Lorenzetti et Martini avait inaugurée en Italie presque deux siècles plus tôt.

Paule Amblard, l’auteur du Pèlerinage intérieur (Albin Michel, 2008), actualise la valeur allégorique de ce cheminement. En effet, un vitrail symbolise la réalité plus qu’elle ne la représente. Cupidon, le petit dieu aux yeux bandés qui aveugle, donne des ailes. La Chasteté, qui trône au centre, un « frein » dans la bouche, incite davantage à la tempérance qu’à la continence. À la Mort (les trois Moires squelettiques qui marquent notre finitude inéluctable) succède la Renommée : les traces que nous laissons et qui fécondent la mémoire de l’histoire humaine. Avec le Temps, l’oubli pire que la mort que génère le Temps, le Temps dévoreur qui dissout tout, nous sommes invités à relativiser et à orienter plus modestement nos prétentions, cette couronne de poète par exemple (un équivalent du prix Nobel) que Pétrarque reçut sur le Capitole à Rome, le 8 avril 1341. Reste enfin l’Éternité, le grand saut dans l’Éternité qui scelle le destin de chacun. La dernière carte à jouer à la manière d’un tarot, comme une sorte de roue de la Fortune.

Si l’iconographie des Triomphes est nombreuse, il s’agit de l’unique vitrail dans l’histoire à figurer le texte de Pétrarque. D’où l’originalité de l’édition Diane de Selliers, qui réconcilie toute une tradition. De même, il est important de préciser que d’autres vitraux qui proviennent de la région de Troyes ou de la Marne (plus rarement de Paris, Sens ou Moulins) complètent, magnifient, ponctuent celui d’Ervy-le-Châtel. Les photographies de Christophe Deschanel révèlent ainsi des détails invisibles à l’œil nu, enluminent le regard, agrandissent Pétrarque, et les analyses de Flavie Vincent-Petit replacent le mystère de l’art du vitrail dans sa singularité historique. 

Une traduction inédite

Très vite, au XVIe siècle, Laure, la petite Avignonnaise, la muse que chante Pétrarque et qu’il italianise en Laura, devint un mythe, de Ronsard à l’école lyonnaise de Maurice Scève. Plus tard, vinrent les travaux de Pierre-Louis Ginguené ou de Pierre de Nolhac jusqu’à Henry Cochin, qui fut l’un des derniers traducteurs des Triomphes en 1923. De ce fait, Jean-Yves Masson répare une lacune et offre une nouvelle lisibilité à cette œuvre qui exerça, en Europe, une réelle influence dans les arts et la littérature : une modernité décasyllabique, le parti pris de la traduction renouant librement avec une métrique propre à la Renaissance française pour rendre compte de l’hendécasyllabe italien en terza rima que Pétrarque hérite de Dante (l’ombre de Dante qui le hantait).

Avec le Canzoniere, Les Triomphes sont la seconde œuvre que Pétrarque consentit à écrire en langue vulgaire, c’est-à-dire en italien, alors que la majeure partie de l’œuvre est latine. Mais l’ironie du sort a voulu que la postérité repose sur l’œuvre poétique, à l’exception de quelques lettres – dont celle qui relate l’« ascension du mont Ventoux » (Lettres familières, IV, 1) – ou du Secretum (Mon secret), la quasi-autobiographie spirituelle de Pétrarque en mode augustinienne.

De plus, si Pétrarque, à partir du XVIe siècle, éclipsa Dante, à partir du XIXe siècle, Dante à son tour éclipsa Pétrarque, si bien qu’aujourd’hui, à la suite de Jacqueline Risset, on continue de traduire abondamment l’auteur de La Divine Comédie et beaucoup moins, comparativement, l’auteur du Canzoniere et des Triomphes. Pourtant, les études pétrarquiennes sont extrêmement vivaces. En 2004, à l’occasion du 700e anniversaire de sa naissance, les éditions Jérôme Millon et Les Belles Lettres ont entrepris la publication d’une bonne part de l’œuvre, dont la monumentale et admirable correspondance (Lettres familières et Lettres de la vieillesse). La traduction de Jean-Yves Masson paraîtra d’ailleurs aux Belles Lettres dans une version plus critique.

« L’œuvre est un perpetuum mobile : elle est inachevée, inachevable »

Les Triomphes et le Canzoniere sont l’œuvre d’une vie. On hésite cependant sur la datation. Pour certains, une première rédaction des deux premiers Triomphes (Amour et Chasteté) daterait de 1340-1344, et celui de la Mort d’après la mort de Laure en 1348. Le Triomphe de la Renommée (le plus laborieux) appartiendrait à une phase intermédiaire. Il y a moins de doutes quant aux deux derniers (Temps et Éternité) qui datent des années de vieillesse, car Pétrarque, en 1374, rédigeait encore le Triomphe de l’Éternité. Pour d’autres, la composition des Triomphes n’aurait débuté qu’en 1350-1351, la mort de Laure étant le point d’achoppement, le « noyau » qui a inspiré l’œuvre. Avec Pétrarque, on n’en finit jamais. Il corrigeait, reprenait sans cesse ce qu’il écrivait, copiait, recopiait, faisait copier (au XIVe siècle, rien ne s’imprimait). L’œuvre est un perpetuum mobile : elle est inachevée, inachevable. Les Triomphes ne dérogent pas à la règle et la multiplication des manuscrits est un véritable casse-tête pour les éditeurs.

Une aventure humaine 

De quoi maintenant Pétrarque triompherait-il dans ce poème-roman qui est une espèce de complément, de corollaire du Canzoniere ? Laura, Laure d’Avignon, en est le cœur ardent. D’elle, comme de la Béatrice de Dante, il faut dire ce qui n’a jamais été dit d’aucune ; il faut la sublimer, l’élever dans une sphère paradisiaque, virginale ; il faut dépasser le stade de la poésie courtoise, inventer un « doux style nouveau ». Toutefois, Pétrarque n’oublie pas les étapes qui mènent à cette éternité : la quête amoureuse d’un homme pour une femme. Il confère à son cheminement une dimension profondément humaine. Son humanisme n’est pas qu’une renaissance chrétienne de la littérature antique. Dans sa langue sont perceptibles les apories du temps humain. Le poème en porte des empreintes chiffrées.

Pétrarque rencontre Laure le 6 avril 1327 en l’église Sainte-Claire d’Avignon. Elle meurt le 6 avril 1348 de l’épidémie de peste noire qui ravageait l’Europe. En consignant ces dates, Pétrarque a créé une fiction qui structure sa poésie. 366 poèmes composent le Canzoniere, 366 poèmes qui scandent les 365 jours de l’année, le 366e rimant avec le chiffre 6, le chiffre de Laure. Les Triomphes sont au nombre de six, l’ensemble formant douze chapitres (quatre pour l’Amour, un pour la Chasteté, deux pour la Mort, trois pour la Renommée, un pour le Temps et un pour l’Éternité). Le 2 multiplie le 6, mais le divise également comme le Canzoniere en in vita di Madonna Laura et en in morte di Madonna Laura. La mort blesse, leste l’écriture. Laure est une femme-laurier à l’image de Daphné, qui échappe à Apollon et que Pétrarque, pour s’en consoler, métamorphose en poème pour la retenir dans sa langue. Le mythe est aussi orphique.

Tout commence par un songe. Le poète, en Provence, voit apparaître Cupidon sur un char qui triomphe de l’Amour, et un ami (anonyme) va le guider ou plutôt l’accompagner dans son périple, qui le conduira de triomphe en triomphe à l’éternité de sa vision. Sous le joug de Cupidon, il découvre un cortège d’amants célèbres prisonniers de l’Amour : ceux de l’Antiquité grecque et romaine, de la mythologie, de la Bible, les troubadours, les poètes italiens, Dante avec Béatrice, Paolo et Francesca, ou des amis chers à Pétrarque et surtout Laure (la giovenetta Laura), qui l’encourage à se libérer des rets de la passion qui l’enchaîne. De Provence, on se déplace ensuite à Naples, à Rome, et de la Ville éternelle, on gagne le royaume qui triomphe du Temps.

Un amour de la langue

Trois Triomphes possèdent une fonction négative, tandis que les trois autres ont une fonction positive : la Chasteté (II) triomphe de l’Amour (I) ; la Renommée (IV), de la Mort (III) ; l’Éternité (VI), du Temps (V). S’il n’y a pas d’enfer dantesque, l’intention est plus purgatoriale que paradisiaque. Dans l’angle gauche du Triomphe de l’Amour, le visage que masque un phylactère pourrait être un portrait de Pétrarque. « Laissez-vous conduire par l’esprit, dit le bandeau, et vous ne suivrez plus les désirs de la chair… » Mais, chez Pétrarque, la visée n’est pas que chaste ou morale (il eut deux enfants de mère inconnue, qu’il éduqua tant bien que mal en dehors des lois du mariage). Toujours, l’Antiquité païenne dialogue avec le christianisme (et vice versa). Pétrarque veut et ne veut pas, se débat contre les contradictions qui le tiraillaient : l’amour humain qu’il éprouvait, la vanité des choses terrestres, l’agitation des villes et le silence d’une retraite horacienne à la campagne, à Fontaine-de-Vaucluse, à Selvapiana, près de Parme, ou à Arqua, dans les environs de Padoue.

Plus encore, la langue travaille le poème. L’Amour est un amour de la langue, une ascèse de l’écriture. Jean-Yves Masson souligne justement que les listes de noms qu’énumère Pétrarque dans le Triomphe de l’Amour et qu’il répète dans le Triomphe de la Renommée ont une valeur incantatoire. Dans le troisième Triomphe de la Mort, le plus poignant, qui raconte la mort de Laure et sa réapparition posthume dans l’au-delà, la dame au « cheveu d’or » (aureo crine) avertit celui qui la pleure de serrer et de freiner son dire : « Però t’avisa, e ’l tuo dir stringi e frena… » (« Modère-toi, resserre tes paroles »). Soit la signification déjà du Triomphe de la Chasteté. La Renommée de Pétrarque, le tombeau qu’il a érigé en littérature dans le Canzoniere et Les Triomphes, en passe par là. Par la Mort, le Temps pour parvenir à l’Éternité, l’ultime Triomphe qui ressuscite Laure, « quella leggiadra e glorïosa donna » (« la glorieuse et gracieuse dame »).

« Il y aura des combats à mener, des peines, des chutes et aussi des victoires, écrit Paule Amblard. Mais nous savons l’issue de la bataille, grâce à la femme couronnée de soleil qui apparaît dès le commencement pour guider la donatrice [Jehanne Leclerc] – dans le “très bas” de l’homme ou le bas de la verrière. »

Jean-Pierre Ferrini

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