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Maurice Pinguet au Japon

 Enfin, l’œuvre éclectique de Maurice Pinguet (1929-1991), dont n’avait émergé jusqu’à présent que ce chef-d’œuvre, La Mort volontaire au Japon (Gallimard, 1984), indispensable introduction à l’essence même de la japonité, commence à faire l’objet de publications nouvelles. Et c’est une bonne idée qu’a eue Michaël Ferrier, connaisseur et amoureux du Pays du Soleil-Levant, que d’inaugurer ce qui sera, nous l’espérons, une série d’« introuvables et inédits », par un florilège où on lira en premier Le texte Japon, essai consacré par Pinguet aux séjours nippons de son ami Roland Barthes.
Maurice Pinguet
Le texte Japon. Introuvables et inédits
(Seuil)
 Enfin, l’œuvre éclectique de Maurice Pinguet (1929-1991), dont n’avait émergé jusqu’à présent que ce chef-d’œuvre, La Mort volontaire au Japon (Gallimard, 1984), indispensable introduction à l’essence même de la japonité, commence à faire l’objet de publications nouvelles. Et c’est une bonne idée qu’a eue Michaël Ferrier, connaisseur et amoureux du Pays du Soleil-Levant, que d’inaugurer ce qui sera, nous l’espérons, une série d’« introuvables et inédits », par un florilège où on lira en premier Le texte Japon, essai consacré par Pinguet aux séjours nippons de son ami Roland Barthes.

C’est en effet Pinguet, alors directeur de l’Institut franco-japonais de Tokyo (1963-1968), à la suite de notre cher Auguste Anglès (plus tard spécialiste reconnu de l’histoire de la NRF), qui invita au Japon en 1967-1968 un Barthes tout de suite séduit par ce qu’il devait appeler aussitôt après L’Empire des signes (Skira, 1970).

Maurice Pinguet n’était plus, quand nous l’avons nous-même connu dans son pays d’élection, de 1963 à 1965, tout à fait un jeune homme, mais il avait gardé une allure d’étudiant et, malgré un extérieur un peu triste et effacé, qui laissa croire bien à tort à la componction et à l’esprit de sérieux de ce normalien si brillant, reçu premier à l’agrégation de lettres classiques, ce qui n’est pas rien, j’ai peu rencontré d’hommes plus capables que lui d’une curiosité sans frontières ni préjugés et plus apte à rire comme un enfant des bonheurs de rencontre et des ridicules des assis.

Le Japon, dont il pratiquait la langue, était alors pour son insatiable passion de la poterie rurale traditionnelle dite mingei un terrain de chasse incomparable mais il aimait aussi en expert exigeant le théâtre ancien et moderne (nô, bunraku, kabuki, mais aussi shingeki et les prouesses chorégraphiques d’un Hijikata) et son savoir asiatique s’étendait au bouddhisme et aux trésors de la Corée. Je le vois encore dévalant, au sud de la péninsule coréenne, les pentes villageoises dans l’air glacé de l’hiver 64, les deux poings enfoncés dans des « potiches » de l’antique époque Silla, qu’il brandissait joyeusement au-dessus d’un curieux bonnet de cuir aux deux brides lâchées et agitées par le vent comme des ailes. Quant au Vietnam, où il n’était jamais allé, mais dont il discutait avec René de Berval, directeur replié à Tokyo de la revue France-Asie, il semblait qu’il n’eut aucun secret pour lui.

En fait, comme de très rares anciens élèves de la rue d’Ulm, qui ont préféré ouvrir très grand le compas de leurs appétits intellectuels, et pour cela renoncé à la rédaction d’une thèse et donc aux récompenses parfois dues à ce labeur ingrat (dans son cas il était question d’un travail, monumental évidemment, sur André Suarès, qui l’ennuyait aussi prodigieusement que sa directrice, Marie-Jeanne Durry, la terrible patronne de l’ENS Filles, et qu’il finit par laisser tomber – thèse et Marie-Jeanne d’un même mouvement), Maurice Pinguet disposait d’une culture presque universelle.

Un des mérites du choix opéré par Michaël Ferrier dans la masse de textes à diffusion restreinte ou carrément restés au fond d’un tiroir que cette tête aussi bien faite que bien pleine a élaborés avec un talent conjoint de chercheur et d’écrivain, c’est de montrer l’extrême diversité et paradoxalement la profondeur et la subtilité des préoccupations littéraires de son auteur. Rue d’Ulm, Pinguet avait été le condisciple et l’ami de Michel Foucault son aîné, dont on trouvera ici un portrait intellectuel nuancé et éclairant, mais l’essai à lire ensuite, intitulé « Stèle pour Jacques Lacan », qui prouve la connaissance intime que Pinguet avait de la psychanalyse, frappera peut-être plus encore par l’acuité du regard porté, à la fois admiratif et critique, sur les dons verbaux de Lacan, sa fascinante puissance oratoire et/ou ce que ses détracteurs ont stigmatisé comme une forme certes fort élevée d’histrionisme.

Car Pinguet n’est pas hagiographe. Il ne s’en laisse jamais conter. Son tempérament aimable, sa modestie non feinte, une propension naturelle à la bienveillance, voire à l’indulgence, ne l’empêchent nullement de jauger et de juger les êtres et les œuvres. Mais, comme c’est toujours la finesse la plus aiguë qui le caractérise, cette évaluation et ce jugement passent chez lui par l’art maîtrisé de l’understatement. On s’en assurera en dégustant ce morceau délicieux d’ironie insinuante qu’est l’épatant « Paul Claudel exégète du Japon », un texte de commande publié à Tokyo dans Études de langue et littérature françaises, la revue universitaire éminemment savante et académique de la très puissante Société japonaise de langue et littérature françaises, qui regroupe tout ce que le Japon, nation plus qu’une autre lettrée, compte de respectable, là-bas, en fait de diffusion d’une culture, la nôtre, encore très appréciée – au moins voici quarante ans.

Le texte paraît en 1969, un an tout juste après que Pinguet a quitté la direction de l’Institut franco-japonais pour rentrer en France à son regret (il y passera dix ans comme enseignant à la Sorbonne puis rejoindra en 1979 le Japon, où il aura passé en tout plus de vingt ans). Dans le contexte fort corseté d’une publication aussi austère et à propos d’un écrivain aussi illustre que Claudel, il n’est pas question de ruer dans les brancards. Toutefois Pinguet, agnostique résolu et que son tropisme japonais a initié aux séductions philosophiques et sensuelles de l’animisme nippon, sait bien que Claudel, les deux pieds enfoncés dans les sabots du catholicisme le plus obtus, n’a jamais rien compris aux arcanes de la civilisation japonaise, que Connaissance de l’Est est l’œuvre d’un non- voyant, que même les afféteries poétiques des « phrases pour l’éventail » ne font qu’effleurer la surface du lac nippon par incapacité de sonder les abysses d’une civilisation radicalement autre et orgueil occidental incurable. Son exégèse de Claudel exégète de ce qu’il n’a jamais su regarder vraiment constitue donc un délectable festival de sous-entendus et de rosseries enveloppées de papier de soie, du meilleur Pinguet pouffant derrière sa main.

La suite et l’essentiel du recueil justifient amplement le titre, soit que des textes nous livrent une somme de réflexions (sur le suicide chez Camus, Dostoïevski, Mishima ; sur le sacrifice chez Mishima et Sade) propédeutiques au grand œuvre La Mort volontaire au Japon, soit que Pinguet s’essaye à la critique cinématographique avec bonheur à propos de l’admirable Voyage à Tokyo d’Ozu, ou qu’il réfléchisse, après et avant beaucoup d’autres mais d’une manière plus empathique que la plupart sur la magie incantatoire du nô ou le charme presque indicible d’un grand temple de bois chauffé par le soleil dans le parc aux daims de Nara.

Le dernier texte et le plus court met en scène la maison princière délabrée que Pinguet avait louée juste au-dessus de l’Institut où il enseignait avant de le coiffer. Sise dans le quartier de « l’eau pour le thé » (Ochanomizu), cette demeure fut bien sûr détruite, comme tout ce qui, à Tokyo, ville de spéculation foncière effrénée, avait trop d’emprise au sol, et l’on construisit à la place quelques étages de béton anonyme.

Dans cette maison nous le revoyons assis sur le tatami devant « la porte de papier » qui donne son titre à un des romans de son ami Théo Lesoualc’h, comme lui disparu. Là il s’épanouissait, profitant intensément d’une immersion sans péché dans la beauté naturellement sans limites des choses, bain de jouvence et de regret qui donnait alors, qui donne encore mais sans doute ailleurs que dans les lieux trop peuplés de l’archipel, la sensation unique d’une communication physique intense, immédiate, non rationalisée, non contrainte, avec la mélancolie heureuse que c’est de se dissoudre dans le temps qui fut, qui est et qui fuit.

Maurice Mourier

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