Constellation

Article publié dans le n°1006 (01 janv. 2010) de Quinzaines

Les lettres qu’échangèrent Mandiargues et Paulhan forment une constellation étrange, drôle, cruelle et profonde. Elles témoignent d’une complicité inébranlable et de regards particuliers portés sur une époque et sur eux-mêmes. On y lit l’aventure rare de l’amitié et de l’intelligence.
Les lettres qu’échangèrent Mandiargues et Paulhan forment une constellation étrange, drôle, cruelle et profonde. Elles témoignent d’une complicité inébranlable et de regards particuliers portés sur une époque et sur eux-mêmes. On y lit l’aventure rare de l’amitié et de l’intelligence.

Cette correspondance, qui dura jusqu’à la disparition de Paulhan en 1968, témoigne des parcours sinueux de deux hommes de lettres – l’un éditeur devenu presque légendaire, exigeant, redresseur de la NRF, enthousiaste profond, « astronome papivore », l’autre, poète et écrivain mystérieux, précieux, atypique, fin connaisseur de la peinture, père d’un univers étrange, sensuel et glaçant –, et d’une amitié franche, droite, nourrie de lectures et d’admirations communes. Il ressort de leurs échanges, d’abord protocolaires puis de plus en plus intimes, le terreau de leurs affinités intellectuelles, de leurs désirs de tout découvrir en un même élan de la curiosité. Il en sourd une connivence extraordinaire, un émoi profond, une sorte d’analogie de la pensée, de lente composition d’un univers qu’ils partagent discrètement, comme si le rapprochement de ces deux hommes naissait d’évidence. Nous découvrons ainsi les traces que laisse derrière lui l’écrivain qui élabore la matière de son écriture – et l’on sait à quels sommets Mandiargues a atteint en ce domaine –, la stratégie que le second, éditeur prévenant mais prudent, adopte pour l’apprivoiser, les embûches bienveillantes qu’il dispose devant ses pas comme autant de pièges qui ne font que conforter dans leurs sympathies.

L’impression qui domine tout le volume demeure l’incroyable présence de cette correspondance, son caractère charnel, puissant, éternellement présent, comme si les lettres écrites pendant ces vingt années faisaient partie d’un tout auquel on s’agrège en se plongeant dans l’intime dévoilé, dans l’exploration sereine de passions entrecroisées, ajoutées l’une à l’autre à la manière d’une aventure amoureuse. Amour de l’intelligence, de l’honnêteté, amour des arts, des livres, des traces, de ce qui s’inscrit et se pense. Car ils parlent avant tout de livres, se conviant au partage de leurs enthousiasmes propres, s’enhardissant à se dévoiler plus qu’il n’y paraît dans cette étrange aventure croisée de la lecture. Tout le beau monde de l’époque y passe. De leur intérêt et admiration pour Blanchot, Ungaretti, Ponge, Artaud, Bataille et Le Clézio, à leur amitié avec Jouhandeau et Cingria, jusqu’à leur scepticisme à l’endroit d’Eluard, de Breton, de Butor et de quelques autres. C’est au travers de notes légères qu’ils se déterminent et s’encouragent l’un l’autre à emprunter les sentes de ce qu’ils ne connaissent pas. Ces deux hommes apparaissent diablement animés d’un esprit curieux – Mandiargues le voyageur incessant qui rapporte une multitude d’expériences d’Italie, du Mexique, d’Égypte ou de Guinée, Paulhan, plus sédentaire, parisien, accaparé par ses activités, découvreur d’écrivains.

Ce qui jaillit pourtant plus que tout de leurs échanges demeure une amitié sûre, un attachement que tout semble concourir à renforcer, que (presque) rien (1) ne remet en cause, nourri d’une verve retorse et franche. Car si la tendresse n’est pas toujours leur fort, l’humour profond, la causticité de leurs remarques et de leurs observations fascinent et amusent, rendant comme plus vrai ce qui se joue alors dans les antichambres de l’édition. Ils s’amusent d’eux-mêmes, se critiquent, soulignant chacun les défauts de l’autre comme pour mieux assurer leurs sympathies évidentes autour de la peinture – Dubuffet, de Pisis, Picasso, la « peintresse » Bona (2), Masson, Braque qu’ils apprécient, Dalí, Böcklin ou Chirico qu’ils ne comprennent pas – et des textes qu’ils défendent sans relâche. Car, leur correspondance semble habitée de leurs engouements comme de leurs colères, et rien ne leur échappe. Paulhan critique l’obstination de ceux qui adoptent l’« attitude résistante » (Char, Sartre ou Eluard), la violence faite à Céline (bien que Mandiargues se brouille avec Paraz), ils s’indignent ensemble des persécutions dont certains sont victimes, du pouvoir de Franco qu’ils baptisent le « furhoncle », du conflit algérien, de la bêtise de nombre d’auteurs et de critiques. Mandiargues écrit : « La saloperie du monde (comme on dit) dépasse nos évaluations les plus optimistes. » Leurs échanges s’inscrivent alors dans une constellation des livres et de l’intelligence.

Comme au travers, inquiets l’un de l’autre, ils se confient, s’épanchent quelque peu, partagent leurs problèmes de santé, leurs sentiments profonds, leurs inquiétudes tenaces. Nous atteignons là peut-être l’intime absolu de deux hommes qui s’écrivaient comme ça, parce que cela leur était naturel, détachés des convenances et de la forme, éblouis par leur propre connivence, absents pour les autres et si présents l’un à l’autre. Car cette correspondance, aussi touchante et passionnante soit-elle pour ceux qui savent lire un peu entre les lignes, semble assez étrange, éblouissante et insaisissable en même temps. Les lettres qu’ils s’échangent demeurent désordonnées, parfois énigmatiques, souvent elliptiques, éclatées en quelque sorte dans la proximité qui tait tant de choses qui se glissent dans un silence complice. Leur présentation souligne cette question de la légèreté, de l’impression de flottement qui se dégage de la lecture de ces mots brefs, sortes de météores intimes. On ne s’y plonge pas comme dans un récit, on survole ce qu’un esprit peut être, comment il se partage ; c’est une lecture d’impression, de connivence. On comprend ainsi deux hommes, leur époque, par le détour, par ce qui semble manquer, par ce qui se glisse entre les mots, dans les interstices d’une conversation ininterrompue dont nous ne saisirions que des bribes (3). L’impression est étrange, rare, elle enivre un instant, laisse flotter l’attention et nous plonge dans l’intime profond de ce qui se noue entre eux, manière de kaléidoscope qui ferait se réunir dans ses dispositions changeantes, la joie particulière d’une époque et de deux parcours étrangement proches.

1. Nous penserons à l’agacement de Mandiargues lorsque Paulhan accède à l’Académie en 1962.
2. Il s’agit de Bona de Mandiargues (1926-2000), épouse de l’écrivain depuis 1950 et nièce de Filippo de Pisis. Elle est baptisée « peintresse » par son mari.
3. Les éditeurs expliquent clairement les problèmes qu’ils ont rencontrés et en rendent compte dans les nombreuses notes (parfois un peu bavardes) : ce sont des problèmes de contextualisation, de références manquantes, de réponses introuvables, de datations difficiles, etc.

Hugo Pradelle

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