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Mémoires à la mer

Jacques Josse, poète et écrivain, fondateur de la revue « Foldaan » (1980-1987), puis des Éditions Wigwam associant poésie et peinture, nous fait parvenir une lettre ouverte aux robustes embruns océaniques.
Jacques Josse
Lettre ouverte au grand-père capitaine
Jacques Josse, poète et écrivain, fondateur de la revue « Foldaan » (1980-1987), puis des Éditions Wigwam associant poésie et peinture, nous fait parvenir une lettre ouverte aux robustes embruns océaniques.

Jacques Josse signe la dix-septième « lettre ouverte » de cette collection de l’éditeur stéphanois Le Réalgar (dont le nom est tiré d’un vers de François Villon). Il s’adresse à son grand-père, mort « deux ans avant [sa] naissance ». Tout est ancré : les « dernières heures », en Bretagne, à Liscorno, en 1951. Ce qui est rassemblé dans cette lettre, ce sont les fragments d’un récit fait des souvenirs des autres, pour ce qui est de la personne, et de souvenirs personnels pour ce qui est des lieux et de tout ce que l’on peut y percevoir du passé et des restes de présence. La mémoire travaille : « par un besoin d’appartenance à quelque chose […], vers une provenance », comme le souligne la citation d’Erri De Luca placée en épigraphe.

Ce grand-père capitaine, tout le rattache à la mer, jusqu’à la couleur bleue de la chambre où il meurt. On pressent que la langue simple choisie par Jacques Josse sert de pont entre cet aïeul et lui. L’entourage apparaît peu à peu : la femme, Francine, le fils, Édouard, qui le veillent lors de sa crise d’asthme fatale. Affaibli, cet homme témoigne encore de sa vitalité et de son caractère en refusant la venue d’un médecin.

L’auteur nous fait témoins doublement indirects de cette agonie bruyante, à l’égal de la trace laissée par cet homme sur son petit-fils qui ne l’a connu que grâce à « l’empreinte […] laissée dans la tête des autres ».

Vive empreinte, le « vieux loup de mer » observé sur les photographies de famille se ranime dans l’esprit de son descendant chaque fois que celui-ci côtoie les lieux qu’il a connus. Ce petit livre nous place face à cette forme touchante de restitution : comment certains aïeux transmettent à leur descendance quelque chose de fort en passant par ceux qui les ont connus et ont témoigné d’eux, en passant par les traces (images, lieux) reparcourues sans cesse. Son petit-fils ne veut pas l’oublier, il entretient le feu en se rattachant aux points décisifs que lui révèle son père notamment : « Aujourd’hui, c’est en partie grâce à lui, cheminant dans les méandres de mon imaginaire, en une pénombre tamisée entre terre et mer, que tu apparais ponctuellement. »

Capitaine et pourtant soucieux de la terre et des arbres pendant quatre mois de l’année : « [T]u as greffé tous ces petits poiriers qui continuent de donner ces fruits juteux et sucrés. » Pas de métaphore, la ligne directe de ce qui fut, resté dans le présent fruitier du devenir. Cet homme, dont la silhouette se précise lorsque l’auteur envisage sa présence à Liscorno, se promène, il navigue « en aparté » dans la « mémoire inventée » du narrateur.

Dans un ouvrage précédent consacré à ce village par Jacques Josse, Henri Michaux, Bohumil Hrabal, Allen Ginsberg, Jack Kerouac et quelques autres y faisaient également apparition[1].

Dans la lecture passionnée des romans maritimes d’un Jack London, le capitaine est une ombre de personnage, jamais absent. En lisant les œuvres de Victor Segalen, naviguant sur les mêmes mers lointaines, stationné à Brest à la même période, comment ne pas imaginer la rencontre du grand-père et du poète (nés tous deux en 1878) ?

Ayant survécu à la Grande Guerre et à la terrible bataille navale des Dardanelles, ayant ramené son bateau, le héros resté discret dissimule ses médailles dans le creux d’un mur de la chapelle de Liscorno, sous la statue d’une sainte, sans doute en exécution d’un vœu. Puis il devient pilote au port de Brest.

La lettre ouverte établit le portrait et remonte le cours du temps jusqu’à Pludual, lieu de naissance de l’aïeul qui partagea sa vie d’enfant entre l’école et les vaches qu’il gardait. Puis c’est le lycée maritime, les premiers embarquements et enfin le brevet de capitaine. Ont lieu alors toutes ces navigations, « en une étrange rotation qui ne pouvait que [le] ramener à [son] point de départ ». Le destin se retrace en accéléré : le mariage, les cinq enfants dont la dernière, à 94 ans, occupe toujours la maison de Liscorno ; la maison de Brest anéantie dans le bombardement de 1944… Autant de jalons dans la vie de ce grand-père, fumeur, mort d’une crise d’asthme. Le dernier repos, c’est « sous une pierre de granit bleu foncé » que visite le narrateur, parfois avec « quelques autres morts » puisqu’« [il] les conna[ît] presque tous ». C’est ainsi, dans ce cimetière villageois, comme dans bien d’autres en Bretagne : les vivants et les morts forment société. Et le narrateur reste à l’affût de ces « intersignes » qu’a si bien évoqués Anatole Le Braz dans La Légende de la mort chez les Bretons armoricains.

Entre les générations successives, le passé et le présent, mais aussi entre terre et mer, les frontières sont poreuses : Liscorno se situe à l’intérieur des terres. Le petit-fils devient un peu son grand-père, comme ce dernier portait déjà les germes du premier. Et l’imaginaire, comme celui des grands écrivains lus par le narrateur, n’est pas dissocié du réel. Le cœur du Goëlo bat dans celui de la planète.

À travers cette lettre ouverte, le dialogue impossible et particulier noué avec le mort continue : « Tu n’es pas seulement allongé dans la fosse. Ce serait trop facile. […] Tu es dedans et dehors. Couché et debout. Là-bas et ailleurs. »

[1]. Jacques Josse, Liscorno, Éditions Apogée, 2014.

Isabelle Lévesque

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