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Nicolas de Staël, le « mur » et l’« espace »

Article publié dans le n°1257 (18 janv. 2024) de Quinzaines

NICOLAS DE STAËL
MUSÉE D’ART MODERNE DE PARIS
11, avenue du Président Wilson 75116 Paris
Du 15 septembre 2023 au 21 janvier 2024
Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h
Ouverture prolongée les jeudis jusqu’à 20 h 30 et les samedis jusqu’à 20 h

Le Centre Pompidou avait, il y a vingt ans, organisé une grande rétrospective de l’œuvre du peintre Nicolas de Staël, l’une des figures majeures de l’art du XXe siècle en France. C’es...

Le Centre Pompidou avait, il y a vingt ans, organisé une grande rétrospective de l’œuvre du peintre Nicolas de Staël, l’une des figures majeures de l’art du XXe siècle en France. C’est cette année au musée d’Art moderne de la Ville de Paris qu’une grande exposition (qui s’est achevée le 21 janvier, avant de se déplacer à Lausanne au printemps) lui a été consacrée. Très imposante par le nombre de pièces présentées – plus de deux cents tableaux, gravures, dessins, carnets, accompagnés de textes manuscrits et de photos –, elle a permis de redécouvrir cet artiste singulier, aussi solitaire que solaire, et d’entrer dans le laboratoire de son travail créatif. 

Largement diffusées en reproductions photographiques, les œuvres de de Staël paraissent aisément reconnaissables, identifiées par une syntaxe picturale aussi expressive qu’économe de moyens. La toile est compartimentée en fragments de couleur presque géométriques, qui semblent rejouer à une échelle plus petite le format du tableau. Meublé par l’épaisseur de la matière picturale, l’espace visuel est cadencé par cette fragmentation. Dans chaque compartiment, la couleur impose sa propre intensité, dialoguant avec les autres composantes du tableau. On sait à quel point cette esthétique a été imitée, devenant pour certains artistes mineurs une facilité très commerciale. 

La vision directe des œuvres permet de sortir de cette impression de déjà-vu et de redécouvrir la profondeur – assez énigmatique, bien qu’apparemment simple – du travail du peintre. Le morcellement de la toile s’accompagne d’un travail sur les épaisseurs, qui mobilise le couteau à peindre. De Staël, sauf pour certains fonds, refuse l’emploi de la brosse. Il travaille par empâtements, superpositions successives qui stratifient la vision et donnent à voir une temporalité comme feuilletée de l’acte créateur. C’est une inversion du travail des artistes classiques sur la profondeur : au lieu de se dessiner derrière le tableau, par les moyens illusionnistes habituels de la perspective, la profondeur est ici gagnée sur le devant du tableau, qui offre son relief dense au spectateur de l’œuvre. 

Cette manière s’inscrit dans l’esthétique abstraite qui dominait la scène picturale au moment de la formation de Nicolas de Staël : refusant l’imitation de ce qui lui est extérieur, le tableau impose sa verticalité comme seul horizon du regard et se désigne ainsi comme étant sa propre finalité. L’une des caractéristiques du travail pictural de Nicolas de Staël est de jouer avec cette frontalité de l’œuvre. Elle s’ouvre dans les interstices aléatoires entre les empâtements, créant une respiration visuelle qui allège la surface et la creuse. Nicolas de Staël définissait d’ailleurs le tableau à la fois comme « un mur » et comme « un espace », de même qu’il refusait de trancher dans le débat de l’époque entre abstraction et figuration. Le choix des titres en est révélateur. Si beaucoup d’œuvres prennent le titre de Composition, nombre d’autres désignent une source d’inspiration figurative : Nature morte au tournesol, Paysage, etc. 

Malgré les apparences, l’œuvre de Nicolas de Staël est à l’écoute de l’expérience du monde réel, sensible. Le peintre n’a cessé de voyager, avide de formes et d’émotions nouvelles – comme en témoignent les carnets de dessins qu’il remplissait alors. Certaines œuvres, notamment des paysages de petits formats réalisés dans les environs de Paris, furent conçues rapidement, directement sur le motif, à la manière des peintres voyageurs depuis la fin du XVIIIe siècle et des peintres impressionnistes. Dans ces toiles au « sujet » identifiable (comme Table rose, Provence de 1953, ou Femme assise, Ménerbes de la même année), Nicolas de Staël n’a nullement le sentiment de se renier. Il poursuit une quête proprement picturale à partir des émotions vécues. L’abstraction vers laquelle il tend n’est pas une négation ou un oubli du réel au profit d’une création pure, détachée de tout référent ; elle est une récusation de l’imitation formelle au service d’une intensification de l’émotion. L’amitié qui le lia à René Char peut éclairer cette démarche : les textes du poète ont bien souvent un support autobiographique, mais le travail textuel consiste souvent à effacer cette origine identifiable pour ne conserver que l’intensité vibrante de l’expérience vécue, densifiée par une certaine abstraction. 

De Staël, fils d’immigrés russes installés en France, a toujours montré de l’admiration pour les grands noms de la peinture occidentale, et notamment pour ceux de la peinture française, Watteau, Delacroix, Corot, Courbet... Il s’inscrit manifestement dans cet héritage par une peinture lumineuse, qui sépare d’autant plus volontiers les tons qu’ils se font ainsi valoir par différences. Non seulement les couleurs sont étalées sans nuances, mais elles paraissent encore comme sorties du tube, dans une fraîcheur saisissante. Le travail de la nuance intervient sur les bords effrangés des tesselles, où la couleur vibre dans sa disparition aléatoire. La clarté de cette démarche picturale s’observe tout autant dans le soin de la mise en espace. Dans ces œuvres, point de décentrement du sujet, comme l’avaient expérimenté déjà les impressionnistes ; très peu de motifs coupés par le bord de la toile. Tel un peintre classique, de Staël dispose sa composition pour un regard situé juste en face de l’œuvre. Malgré la sensation d’abstraction, on retrouve d’ailleurs ce souci d’ordre dans le très fréquent motif du treillis qui distingue, enserre et répartit les éléments picturaux telle une armature visible chargée de faire tenir ensemble les différentes parties de l’œuvre.

Ce souci de cohésion laisse sans doute transparaître, a contrario, une hantise de la perte, à laquelle le suicide de l’artiste à 41 ans, en 1955, donne une résonance toute particulière. À l’abandon amoureux que le peintre ressentait douloureusement (sa compagne Jeanne Polge ayant pris ses distances) s’est sans doute ajouté un sentiment d’épuisement dans une quête toujours insatisfaite. De Staël, comme en ont témoigné tous les contemporains, travaillait lentement et laborieusement. Alors même que ses œuvres donnent le sentiment d’un jaillissement spontané, il ne cessait de confesser ses difficultés et ses doutes. En septembre 1950, il se disait « troublé, moite, froid, humide, prêt à tout à rien ». Deux ans plus tard, il marquait une inflexion plus sensible vers la peinture figurative, comme s’il avait le sentiment d’avoir épuisé les ressources de ses expérimentations précédentes. Ce tournant a été diversement apprécié par la critique. Le travail au couteau à peindre était alors presque abandonné au profit d’un étalement affiné de la peinture, au pinceau ou avec un tissu fin. La frontalité demeure, mais les motifs d’inspiration sont plus aisément identifiables et la matière picturale perd son épaisseur. Certaines œuvres sont dans le voisinage des créations de Morandi. On peut imaginer que de Staël se cherchait alors, avec le sentiment de s’égarer sans parvenir à fonder un nouvel art de peindre. Lui qui ne pouvait pas imaginer se consacrer à autre chose qu’à la peinture écrivait à un ami, le jour même de son suicide : « Je n’ai pas la force de parachever mes tableaux. »

Daniel Bergez

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