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Partitas

Article publié dans le n°1067 (01 sept. 2012) de Quinzaines

« Il fallait qu’une trace persiste de mon désir. Que rien ne s’arrête. » Les deux dernières phrases de "Simon Weber", troisième roman de Jean Mattern, ouvrent la perspective, malgré ce que l’on sait du personnage, héros et narrateur. Il est sur le point de revoir le cancérologue, et de savoir si son mal est mortel ou vaincu.
« Il fallait qu’une trace persiste de mon désir. Que rien ne s’arrête. » Les deux dernières phrases de "Simon Weber", troisième roman de Jean Mattern, ouvrent la perspective, malgré ce que l’on sait du personnage, héros et narrateur. Il est sur le point de revoir le cancérologue, et de savoir si son mal est mortel ou vaincu.

Âgé de vingt ans, brillant étudiant en médecine, Simon est atteint d’un gliome, forme de cancer du cerveau qui touche les jeunes entre 18 et 25 ans. Ce mal n’est pas opérable. Seule la chimiothérapie permet de le réduire ou de l’annihiler. Les pages qu’on lit se déroulent entre un cycle de soins à Paris et un séjour à Jérusalem, avant que les résultats du traitement ne tombent. Le roman est construit sur ce double moment parisien et israélien, sur des retours en arrière, sur ce que le présent rend urgent ; rien n’assure qu’au terme de ces jours Simon survivra.

Et pourtant il vit, écoute, cherche à comprendre. Avec la patience que lui recommande Amir, son hôte israélien après avoir été celui qui l’a secouru lors d’un malaise près du parc Montsouris : « Ce n’est pas ce rendez-vous que tu redoutes qui doit te dicter comment tu dois vivre aujourd’hui ou demain. Prends le temps de savoir ce que tu veux. Ce que tu veux vraiment. » Et ce que Simon veut vraiment, c’est savoir qui il est, quel mystère entoure ses origines. Rien d’extraordinaire à ce vœu, c’est même le principe conducteur de bien des romans initiatiques. On est plus sensible à la façon dont le romancier l’orchestre. Et la métaphore a du sens quand on voit le rôle joué par la musique.

Simon est orphelin de mère. Laura est morte le 11 septembre 2001 à New York, dans un stupide accident domestique, alors que toute la ville était ébranlée par l’effondrement des tours jumelles. Son père est un homme silencieux, avare de confidences, toujours attentif aux désirs de son fils. Il a tout sacrifié à son éducation, s’efforçant d’en faire un jeune homme cultivé et courtois. L’appartement qu’ils habitent près du Panthéon a été choisi pour que Simon fréquente le meilleur lycée et les deux hommes y vivent sans qu’il y ait de heurts ou d’éclats. Clarice, une jeune nageuse, apporte un peu de vie et d’énergie dans ce lieu, avant de poursuivre ses études et les beaux garçons en Australie. La vie sentimentale et sexuelle de Simon est plus austère. L’apparition brutale de la maladie fait le reste : Simon devient mortel, à brève échéance. Le docteur Coupez qui le soigne lui apprend la conséquence possible des soins, la stérilité. Pour la première fois, le père de Simon est mis à l’écart de la confidence et de ses conséquences pratiques.

La rencontre avec Amir et le départ pour Jérusalem marquent le tournant de cette courte existence. Les deux hommes arpentent la ville. Amir est historien de formation et d’une curiosité et d’un savoir encyclopédiques. Ce qu’il apprend à Simon des pierres comme des hommes de cette ville donne du champ au jeune narrateur. Et puis Simon connaît sa première liaison avec Rivka, une femme plus âgée que lui qui veut un enfant. L’arrivée du père à Jérusalem brouille un peu le jeu, transforme le trio en quatuor, jusqu’à ce que les trois hommes se retrouvent ensemble et que, mouvement après mouvement, pour filer la métaphore de la musique de chambre, les notes nouvelles donnent une tournure plus intense et plus tendue à la composition. Amir n’est en effet pas qu’un sympathique étranger qui est venu en aide à Simon. Écrivain, il a connu un énorme succès grâce à un roman dans lequel il réglait ses comptes avec son père mort au Liban. Et ce, à travers la figure de l’oncle qui l’avait élevé. Cet Itsik, massif, brutal, avait été membre de l’équipe olympique israélienne décimée lors des Jeux de Munich par les terroristes de « Septembre noir ». Le deuxième roman d’Amir a été refusé pour sa « fadeur ». Le séjour à Paris, la rencontre avec Simon et l’amitié avec le père offrent sans doute la trame possible d’un nouveau roman : « un homme seul qui assiste, impuissant, à l’agonie de son fils. Une tragédie dont il se fera le chroniqueur… ». En somme, ce qu’on lit sous la plume de Simon pourrait être le roman d’Amir. Et le sera peut-être puisqu’à la fin du roman, disant son envie de continuer, d’exister, Simon rappelle ces mots de la Messe en ut de Mozart (comme de toute messe) : « Et incarnatus est ». Que ce soit par sa semence congelée conservée à l’hôpital de Port-Royal, par le désir de Rivka ou par les mots d’Amir, rien ne s’arrêtera.

Rien ne s’arrêtera non plus dans sa relation avec son père. Les silences, les pudeurs, les tentatives de fuite n’ont plus de sens. Dans ce roman tissé d’échos, les scènes avec le père n’osant se dévoiler puis se montrant tel qu’il est sont parmi les plus belles. On songe par exemple au bain nocturne en Islande, où le père, Noé contemporain, n’ose se montrer nu devant son fils qui s’emporte contre lui, pour la première fois. Et puis plus tard, au bord de la mer Morte, à la presque impudeur de cet homme qui ironise sur les sexes. On songe aussi au silence mélancolique des uns, la grand-mère paternelle « faisant semblant d’être vivante », et à la sérénité des grands-parents maternels anglais, parlant de leur fille comme d’une toujours vivante.

Ainsi se tient ce roman bref et dense, élégant et profond, qui confirme ce que révélaient Les Bains de Kiraly ou De lait et de miel : Jean Mattern sait mettre les émotions en musique. 

Norbert Czarny