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Une épopée électronique

Article publié dans le n°1067 (01 sept. 2012) de Quinzaines

Certains mots sont devenus si évidents qu’on ne s’interroge plus trop sur leur origine. Un célèbre courtisan postmoderne, conseiller omniprésent des princes, de gauche ou de droite, était fier d’entrer dans la postérité grâce au mot télématique qu’il avait inventé, à l’occasion d’un rapport dont on trouve trace dans ce premier roman d’Aurélien Bellanger, La Théorie de l’information.
Aurélien Bellanger
La théorie de l'information
Certains mots sont devenus si évidents qu’on ne s’interroge plus trop sur leur origine. Un célèbre courtisan postmoderne, conseiller omniprésent des princes, de gauche ou de droite, était fier d’entrer dans la postérité grâce au mot télématique qu’il avait inventé, à l’occasion d’un rapport dont on trouve trace dans ce premier roman d’Aurélien Bellanger, La Théorie de l’information.

D’autres mots apparaissent ou reviennent dans ce gros roman qui retrace quarante ans de notre siècle et du précédent. De l’invention du minitel à ce que permet la convergence des nanotechnologies, des biotechnologies, des infotechnologies et des sciences cognitives, on retrouve tout ce qui a bouleversé nos existences. C’est sidérant et tout l’art du romancier consiste à le rendre accessible et vivant. Posons d’emblée les limites (peut-être celles du lecteur étranger à la science ou à sa philosophie). Chaque chapitre de l’intrigue alterne avec une page appelée « Théorie de l’information, Cyberpunk », qui parlera sans doute à celles et ceux que la question passionne. L’autre réserve concerne la fin du roman, en gros ses soixante dernières pages. Elles captiveront les lecteurs férus d’anticipation ou de science-fiction. Elles racontent la fin de Pascal Ertanger, héros de cette épopée, milliardaire aux rêves fous, que le narrateur, dans son prologue, a situé parmi les richissimes célébrités que sont Rockefeller, Steve Jobs, Bill Gates ou Brin et Page, les créateurs de Google. On est plus sensible à la dimension balzacienne du roman.

Et cette dimension réaliste, documentée et documentaire, apparaît dès les premières lignes avec la présentation du cadre géographique et sociologique dans lequel naît et grandit Pascal : Vélizy-Villacoublay. Connue depuis 1914 pour son industrie aéronautique, la petite agglomération du Sud-Ouest parisien sera dans les années 1960 le centre de l’industrie électronique, des télécommunications et de l’informatique naissante. Le héros du roman naît dans une famille d’ingénieurs et se passionne dès l’enfance pour ce qui deviendra la domotique et pour les premiers ordinateurs. Cette passion évite l’ennui ainsi résumé : « Dans les zones résidentielles compactes de la région parisienne, les passions dominantes étaient l’envie, la prudence et la honte. »

Pascal Ertanger a un modèle dans la réalité et il en sera si souvent question quand, ici ou là, on parlera du roman que nous préférons évoquer cette figure par périphrase, en rappelant qu’il a affronté le géant France Telecom (ce dont le roman se fait largement l’écho), qu’il a profité de son argent pour investir dans Le Monde, et que le précédent Président chercha à l’amadouer parce qu’il craignait son influence. S’il n’a pas créé Odyssée, dont il est question dans le roman, il a créé une société au nom homérique.

Mais il est question ici de Pascal Ertanger, anagramme possible d’étranger, ce qu’il est un peu au monde sensible par son comportement. La vie du héros est surtout celle d’un entrepreneur très intelligent, au flair étonnant, qui sait réagir à toutes les situations. Sa vie personnelle est celle d’un garçon timide, d’abord enfermé à cause de son asthme, puis de sa passion pour les technologies naissantes. Ertanger est un geek. Il peut vivre dans une salle fermée, obscure, dans une cave, ou s’enfermer dans son immense demeure de Garches, du moment qu’il bricole, invente et surtout commercialise. Le piratage par un garçon de onze ans d’une messagerie minitel lui sert de modèle : « La France faisait chaque nuit l’équivalent d’une psychanalyse, couchée près de son terminal. »

« Ce fut une grande nuit unanime et réciproque, pour le dernier grand peuple littéraire d’Europe, un océan de poésie consolatrice et de mots bienveillants, composés, comme des reflets de lune, en caractères d’argent. » Pascal découvre les pouvoirs du minitel et en particulier ceux du minitel rose qui fera la fortune de nombreux journaux, avec l’accord tacite ou complice de l’opérateur public qui gagne de l’argent grâce à la taxation. En 1986, l’accession au gouvernement d’Édouard Balladur, avec Jean-Marie Messier comme chef de cabinet, est une aubaine. Le retour des socialistes en 1988 ne sera pas un désastre. On s’amusera beaucoup à lire comment le héros recrute des lycéennes pour entretenir des correspondances torrides, très bien rémunérées, avant de bachoter. Mais sa fortune ne viendra pas que de ces connexions nocturnes. Pascal rencontre Houillard, tenancier de sex-shop, et s’engage en affaires avec lui. Une partie de ses revenus en liquide vient du Sexy Vegas, un peep-show de la rue Saint-Denis qui rapporte gros à des gens du milieu. C’est aussi dans ce lieu qu’il fait la connaissance d’Émilie, une jeune danseuse à l’existence chaotique dont il tombe amoureux. Il l’épousera et lui confiera sa messagerie minitel consacrée au conseil psychologique, puisque, avec le sexe et l’hippisme, la voyance, l’horoscope et ce qu’on appelle désor­mais coaching connaissent le succès.

On a évoqué Balzac, on citera Houellebecq, pour ce qu’il a de meilleur : cette capacité à mêler l’histoire personnelle et l’aventure collective, à montrer la société en train de changer, avec tous les effets que cela peut avoir sur les mentalités et sensibilités. La Théorie de l’information établit ou rétablit des liens que nous avions oubliés entre les avancées technologiques et l’amour, les habitudes de consommation ou la politique. Ertanger n’est pas un homme engagé, mais « libéral, libertaire et pirate », il dérange les pouvoirs. Ainsi, quand devenu fournisseur d’accès à Internet, et fabriquant sa boîte pour les connexions, il en donne à ses usagers le code source. Pouvoir ouvrir la fameuse boîte et modifier des circuits ne fait pas plaisir à une fameuse chaîne de télévision qui vend de la publicité à des cerveaux vacants. Lutter contre le monopole de France Telecom fait de vous un libéral autant qu’un libertaire, en effet, mais vous amène à agir en pirate. Ce que fait Ertanger quand il s’empare de l’annuaire, l’un des trésors de France Telecom pour créer son annuaire INVERSE, qui part du numéro pour arriver à la personne. Il arrive parfois que la police ou la justice rattrape le héros. Il fera un court séjour en prison pour avoir trop fréquenté Houillard, comptable des truands et impliqué dans les délits financiers du Sentier. Il risque de tout perdre mais se trouve innocenté. L’ascension ne s’interrompt pas, solitaire toutefois.

Ertanger est un milliardaire fou. La fin du roman le montre mais, dès les premières pages, quelques épisodes l’indiquent, lors d’une traversée nocturne du bois de Boulogne, ou dans ses rapports avec certains comparses moins inhibés que lui. Ils sont liés par l’ambition, par le succès, par une vision de l’avenir exceptionnelle. Messier rêve d’offrir de l’eau à l’humanité entière et invente la société « Icewater », censée le remettre en selle après l’échec Vivendi ; Pierre Bellanger et Thierry Ehrmann sont des « barons du Web », et Thierry Breton, que l’on verra ministre avant de prendre la direction d’Orange France Telecom, parle déjà du Web 3.0, l’Internet des objets… Les personnages fictifs rencontrent les personnalités dont nous voyons les visages à la télévision ou à la une des journaux, procédé réaliste s’il en est.

L’analyse de l’époque est souvent féroce, pleine d’ironie. Cela passe par les épigraphes des chapitres, par quelques portraits bien sentis (celui de Mitterrand, « une des incarnations les plus réussies de l’homme postmoderne », mérite qu’on le savoure) et par des remarques sur l’époque qui valent la peine, comme pour ces années quatre-vingt : « Le présent fut pris de vertige : capsule temporelle emportant l’humanité vers son avenir, il était aussi le tribunal de l’histoire. Sa responsabilité morale, entre devoir de mémoire et respect des générations futures était ahurissante. » La suite, p. 197, est très drôle.

« Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie », écrit Arthur C. Clarke cité par le narrateur, et il y a dans cette épopée quelque chose de magique. Cela tient aux métamorphoses que l’électronique rend possibles (le projet HAARP évoqué p. 470 en est un exemple effrayant), à ce que des « tuyaux » font passer, d’un bout du monde à l’autre. N’oublions pas, en effet, que c’est dans cet univers connecté qu’a pris un sens nouveau le mot « mondialisation ». 

Norbert Czarny

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