Sur le même sujet

A lire aussi

Peindre l'harmonie

 Socialiste méditatif, amoureux de la peinture, Laurent Fabius regarde les tableaux qui l’émeuvent. Dans les musées, il les voit et les revoit. Il les aime. Avec ferveur, avec précision, il les observe de très près (1).
Laurent Fabius
Le Cabinet des douze. Regards sur des tableaux qui font la France
 Socialiste méditatif, amoureux de la peinture, Laurent Fabius regarde les tableaux qui l’émeuvent. Dans les musées, il les voit et les revoit. Il les aime. Avec ferveur, avec précision, il les observe de très près (1).

Chaque tableau propose un aspect de l’imaginaire de la France. Ces œuvres (de Monet, de Delacroix, de Soulages, d’une quarantaine de créateurs) mettent en évidence les violences et les moments harmonieux de notre pays, sa sensibilité, son élégance, ses charmes.

Au centre de ce livre judicieux, s’impose un immense tableau (300 x 400 cm) que Paul Signac a offert à la mairie de Montreuil, où l’œuvre se trouve toujours. Ce tableau s’intitule Au temps d’Harmonie (1894-1895). Le peintre donne aussi à sa toile un sous-titre énergique : « L’âge d’or n’est pas dans le passé, il est dans l’avenir. » En un paysage serein, les hommes, les femmes, les enfants se meuvent lentement ; ils mêlent les travaux et les loisirs. Un couple tendre danse. Un jardinier cueille des figues ; il les offre à son épouse et à son enfant nu. Apparaissent deux joueurs de boules, un semeur, un liseur, un peintre devant son chevalet… Ce serait une société de liberté, de paix, d’amitié, en un idéal rêvé, en une utopie, en un bonheur désiré… Selon des styles différents, Poussin, Watteau (Les Champs-Élysées, v. 1716), Manet (Le Déjeuner sur l’herbe, 1863), Renoir (Le Déjeuner des canotiers, 1880-1881), Signac, Matisse (Luxe, calme et volupté, 1907) donnent à voir des variations changeantes de l’Âge d’or. Il s’agirait d’un paradis de l’ici-bas, du dimanche de la vie (dont parlent le philosophe Hegel et Raymond Queneau), des joies simples et désinvoltes. Aux bords de la Seine ou sur l’île de la Grande Jatte, les hommes et les femmes se rencontrent, ils s’aiment, ils sourient. Les peintres esquissent les contours d’une société libre et fraternelle, d’une communauté sans cloisonnements, sans discriminations, sans coupures. À la veille du XXsiècle, les individus et les groupes voudraient obtenir les droits aux loisirs, aux temps de création, de poésie et d’amour. Ils cherchent une douceur de vivre. Ils espèrent.

Dans les tableaux que Laurent Fabius choisit, apparaissent les individus anonymes, les familles, les petits groupes. Les peintres représentent alors les humains décidés et les lieux qu’ils transforment.

Louis (ou Antoine) Le Nain peint La Forge (v. 1630). Une enclume est calée sur un bloc de pierre. Un forgeron d’une trentaine d’années tient avec sa main droite une barre de métal rougi dans des pinces ; l’aîné tire la corde qui actionne le soufflet de la forge ; l’épouse du forgeron est debout, avec leurs enfants ; un ami du forgeron (ou un client) est assis. Avec calme, dans le quotidien sobre, la femme, les deux hommes, les enfants n’oublient pas l’existence du peintre. La retenue, la discrétion suggèrent un mystère qui refuse les démonstrations pathétiques. Une intimité se crée. Des gens modestes offrent leur image avec assurance. Ils appartiennent à leur village, à leur communauté. Les petits groupes des frères Le Nain trouvent leur place juste, simple, peut-être à la façon des instantanés photographiques. Nous pensons alors aux photos (du XIXe et du XXe siècle) des élèves alignés dans une cour de récréation ou des ouvriers devant le mur de leur usine. L’image de la forge (selon Le Nain) serait une sorte de « photographie d’entreprise » réalisée sous Richelieu, une famille dans le travail, en bonne entente.

Ou bien, dans la France des villes du XIXe siècle, Gustave Caillebotte peint les grands boulevards de Paris, les points de fuite qui se tendent, les perspectives qui se creusent, la géométrie dominatrice ; les anonymes marchent dans les décors urbains, tirés au cordeau, devant les immeubles similaires. Et un autre tableau de Gustave Caillebotte s’intitule Le Pont de l’Europe (1877). Le peintre cadre de près les poutrelles métalliques entrecroisées et solidement rivetées. Dans le ciel gris d’un matin d’hiver, deux personnages de dos, deux « flâneurs » observent, à travers les espacements de la structure métallique, les quais de la gare Saint-Lazare, un décor urbain noyé dans la brume matinale et les fumées des locomotives. Sur le pont, un ouvrier et un bourgeois sont immobilisés, l’un à côté de l’autre ; ensemble, tous deux observent le spectacle de la ville. Laurent Fabius note que ce quartier neuf et ce pont portent un nom « chargé d’avenir » : l’Europe…

Ou encore, la cathédrale de Rouen, peinte par Monet, fascine sans cesse Laurent Fabius. Surprenante, la cathédrale dresse la découpe de ses tours, incontournable. À l’angle de la rue des Carmes, de la rue aux Ours ou de la rue Grand-Pont, le promeneur découvre presque brutalement la cathédrale. Elle est une gigantesque sculpture dont les efflorescences de calcaire accrochent la lumière et creusent les ombres. Monet perçoit la façade comme une paroi rongée par la lumière, comme une falaise dévorée par le vent et par la mer. Georges Clemenceau (grand homme d’État et passionné par la peinture) a écrit : « La sensation de Monet, c’est voir vibrer la pierre et de nous la donner vibrante, baignée de vagues lumineuses qui se heurtent en éclaboussures d’étincelles. » Et le monument serait « la propriété partagée de toute cité », l’emblème de la communauté.

Et lorsque Laurent Fabius regarde Les Femmes d’Alger (1836) de Delacroix ou le Triptyque marocain (1912-1913) d’Henri Matisse, la France refuse d’être confinée, étroite, étriquée. Assez souvent, elle cherche l’ailleurs. Bien des créateurs vont vers d’autres horizons et ils y trouvent de nouvelles inspirations, de nouvelles formes, d’autres manières de penser. Ils voyagent au Maghreb, en Extrême-Orient, en Océanie… L’histoire des ailleurs rêvés et celle de la civilisation européenne se croisent, s’enlacent, se mêlent. Lorsque Matisse peint à Tanger, cité cosmopolite, carrefour pour voyageurs, il sort du Louvre, il découvre d’autres traditions, d’autres soleils. Par la couleur et pour la couleur, sa peinture est lumière, danse, flottement, musique, envol. Tout plane. L’artiste confie, un jour, à Aragon : « Je suis comme un hydravion. Il s’agit de décoller. » Il veut fuir la tristesse, la pesanteur morale ; il veut aussi s’évader de la perspective classique… Grâce à l’ailleurs, la France respire.

Et Laurent Fabius contemple ces œuvres qui sont des facettes diverses de la France. Ces images l’expriment et elles exposent les métamorphoses de notre pays.

1. Laurent Fabius a été président de l’Assemblée nationale, ministre de l’Économie et des Finances, Premier ministre. Il est actuellement député et président de la Communauté d’agglomération de Rouen-Elbeuf, en Seine-Maritime. Il est également ancien élève de l’École normale, agrégé de l’Université et amateur d’art.

Gilbert Lascault

Vous aimerez aussi