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Avec son précédent ouvrage, Un sol trop fertile (2021), le poète Cédric Le Penven avait eu le sentiment d’être enfin arrivé à exprimer ce passé d’enfant battu qui le hantait de livre en livre depuis une quinzaine d’années. Il repart aujourd’hui sur de nouveaux frais avec un récit en prose, une fiction délicieusement triviale et réellement savante.
Cédric Le Penven
Journal de Diogène
Avec son précédent ouvrage, Un sol trop fertile (2021), le poète Cédric Le Penven avait eu le sentiment d’être enfin arrivé à exprimer ce passé d’enfant battu qui le hantait de livre en livre depuis une quinzaine d’années. Il repart aujourd’hui sur de nouveaux frais avec un récit en prose, une fiction délicieusement triviale et réellement savante.

On connaît tous le Diogène de l’Antiquité, philosophe cynique, mendiant virulent n’hésitant pas à manier son bâton pour éloigner les importuns. Celui de Cédric Le Penven aujourd’hui suit d’assez près son modèle tel que l’a évoqué Diogène Laërce (IIIe siècle apr. J.-C.). Comme son prédécesseur, ce Diogène moderne vit de peu, dans une jarre (et non dans un tonneau comme une erreur de traduction l’a longtemps laissé croire), à l’écart – en l’occurrence sur les hauteurs d’une ville jamais nommée et qui donc pourrait être située partout dans nos sociétés occidentales –, enveloppé dans son seul manteau, en compagnie de sa chienne Arga (le cynisme philosophique tire son nom d’un mot grec signifiant « chien », peut-être pour exprimer une indifférence, un mépris de la morale commune).

Le livre que nous lisons est celui qu’a rédigé ce SDF cultivé – même si « le présent sature [son] esprit », de sorte que nous ne pouvons que deviner des bribes de son passé, que nous ignorons son niveau d’études, etc. C’est le journal qu’il a voulu pour « garder une trace de cette existence anonyme et brutale », celle d’un homme « qui n’en [peut] plus d’être un homme ».

Le texte commence à l’approche des fêtes de fin d’année, au moment où l’on voit les premiers signes de ce qui n’est pas encore le printemps. C’est l’hiver de la vie contemporaine au contraire, celle des centres commerciaux, de la nourriture onéreuse, des cadeaux accumulés, de l’argent dépensé, de l’humain impensé. C’est la saison où le nouveau Diogène souffre du froid et, plus qu’il ne l’avoue, de l’indifférence des autres. Par contrecoup, il préfère d’évidence nous entretenir de sa chienne, heureuse comme elle l’est, et de la connivence qui les unit, dans le droit fil de cette philosophie cynique remettant en cause la distinction grecque entre l’homme et l’animal. Vis-à-vis de ceux qu’il appelle par dérision ses « frères humains », il se montre sans illusions. Ainsi rapporte-t-il qu’une fois, piqué par un essaim d’abeilles, les chairs enflées, il observe que les passants détournent le regard : « Presque aveugle et douloureux, je devais trop leur ressembler », analyse-t-il avec autant d’amertume que de lucidité. Surtout, il nous fait part de ses provocations envers cette humanité ordinaire qui refuse de le voir. Cela explique sans doute que, pour mieux choquer ses contemporains, il recourt volontiers à la scatologie. Il badigeonne « de merde une vitrine où le Père Noël souriait en serrant un smartphone », par exemple, ou refuse le billet d’une vieille femme voulant lui faire l’aumône avec un « Non merci, je me torche avec les mains » retentissant où l’on entend aisément son refus souverain des conventions sociales et des valeurs de ses congénères.

Les lecteurs connaissant les autres ouvrages de Cédric Le Penven risquent d’être surpris par ce vocabulaire volontiers vulgaire, nouveau chez lui, et par la syntaxe parfois malmenée qui l’accompagne. Mais c’est le style d’un SDF misanthrope, qui n’accorde guère de respect aux autres et qui ne s’embarrasse pas de manières langagières. Ce qui n’empêche pas, au demeurant, les remarques méditées du personnage sur la mort, les fines allusions à Camus ou, quand il discerne mal quelques silhouettes nocturnes à peine éclairées par l’écran de leurs portables, à un tableau de « Georges de La Tour débarrassé de sa beauté ». D’ailleurs, dans la douleur exprimée par cet homme repoussé, battu par les vigiles des supermarchés, rossé par un agriculteur à qui il reprochait l’emploi de pesticides, ces mêmes lecteurs reconnaîtront sans peine la violence et la pudeur que l’écrivain savait si bien suggérer dans ses poèmes évoquant les souffrances de l’enfant redoutant les coups paternels.

L’apparente misanthropie du personnage est telle que c’est elle qui semble le pousser à admirer comme il le fait la Nature. Loin des hommes, note-t-il, il vit « comme un dieu ». Mais à vrai dire il y a sans doute aussi une dose de détestation de lui-même dans le plaisir qu’il prend à la contemplation de l’univers. « Je regarde Orion qui s’éloigne au pas de course, poursuivi par Bételgeuse dont l’explosion serait imminente, et éclairerait autant qu’une pleine lune. J’aimerais assister à ce feu d’artifice stellaire. » Et Diogène d’ajouter : « Ce serait une manière de participer à la disparition d’une étoile. » Littéralement, le personnage s’abîme dans la contemplation de ce spectacle grandiose comme s’il voulait s’y engouffrer, s’y anéantir.

Mais c’est plus par goût de la bravade qu’il écrit cela, car nous avons vite fait de comprendre que ce Diogène-là, derrière son rejet ostentatoire des autres, éprouve une terrible solitude. C’est sans doute sur ce point que l’écrivain s’éloigne le plus du modèle antique et que la fiction s’écarte le plus du système cynique, si tant est que le cynisme soit un système. Selon le texte grec, des amis entouraient Diogène et pouvaient soutenir avec lui une conversation intellectuelle. La situation semble s’être dégradée à notre époque ; le personnage de Cédric Le Penven apparaît plus seul, comme si les comportements radicaux étaient moins bien tolérés qu’autrefois. Et quand Diogène rencontre un semblable, non pas un installé, un gavé, mais un homme comme lui, pétri « d’humiliations ravalées, de soir pelotonné derrière une porte, de prénom aboyé dans une salve de coups » (et on voit bien refaire surface ici le thème de l’enfance martyrisée), le lecteur ne peut que constater qu’il s’agit moins d’un philosophe que d’un amoché de l’existence. Le premier s’appelle Frère Clochard. C’est un SDF qui se prend pour le fils de Dieu, et avec qui il aime s’entretenir du Jugement dernier ou du sens de ce monde que « son père aurait créé ». Puis il s’agira d’un Gitan, Gatzo, à qui le liera une belle complicité. Mais l’un comme l’autre disparaîtront, Frère Clochard en repartant sans prévenir et Gatzo en mourant simplement, sans signes avant-coureurs. Un pessimisme matérialiste digne d’Épicure ou des libertins du XVIIe siècle (ceux du libertinage philosophique) submerge alors Diogène : « Je marche un peu, sans aller nulle part. La terre saturée d’eau fait des bruits de muqueuses derrière. Elle aspire. Tète. Suce. Voudrait déjà nous avaler. Nous. Agrégats d’atomes. À peine extirpés de la boue, nous y retournons déjà, cédons à cette force qui pèse sur nos épaules et nous tire au sol. » À moins, ajoute-t-il tout de suite après dans un fol espoir idéaliste, que « chaque particule de terre, chaque atome d’oxygène, chaque étoile qui sombre dans l’espace-temps étiré d’un trou noir » ait conscience, finalement, de notre passage ? Dans ce genre d’hésitation se joue une liberté nouvelle du Diogène contemporain, personnage de fiction plus en mesure, peut-être, d’exprimer ses hésitations essentielles qu’un rhéteur d’hier ou d’aujourd’hui cherchant à convaincre un auditoire. Cédric Le Penven laisse son « héros » s’interroger, flotter dans l’incertitude, ne pas comprendre. Et la décision que ce dernier prend à la fin, pour surprenante qu’elle puisse paraître, a été longtemps préparée, humainement mûrie. Dans une saisissante scène onirique, fantastique, ce nouveau Diogène fait le don de son propre corps aux chiens réunis en meute, dans un geste somme toute moins christique que cynique, mais d’un cynisme très personnel et très assumé.

Avec Journal de Diogène, Cédric Le Penven parvient, sans oublier la douleur qui l’habite ni la poésie qui l’anime depuis toujours, à se renouveler réellement, efficacement. Mais il réussit aussi à réactualiser ce personnage de Diogène, et à lui donner une épaisseur, une humanité, qui touche le lecteur d’aujourd’hui.

Thierry Romagné

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