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Polymorphie

Article publié dans le n°1028 (16 déc. 2010) de Quinzaines

 La parution du dernier opus de la série policière mettant en scène Kurt Wallander présente l’occasion de nous interroger sur l’œuvre polymorphe et engagée d’Henning Mankell, sur ce qu’elle révèle de notre époque.
Henning Mankell
L'homme inquiet. La dernière enquête de Wallander (Den orolige mannen)
 La parution du dernier opus de la série policière mettant en scène Kurt Wallander présente l’occasion de nous interroger sur l’œuvre polymorphe et engagée d’Henning Mankell, sur ce qu’elle révèle de notre époque.

La vie est une sorte d’énigme. Il est mille manières de s’en dépêtrer, d’y trouver une solution, d’en faire jaillir quelque chose. Notre vie est l’épreuve de cette énigme. Le sens du désordre – le mouvement même de l’œuvre policière (1) – constitue le moteur de l’existence, son inventaire inversé en quelque sorte. Cette énigme fascine, obsède, entreprenant tous les sujets du monde – depuis la perversité criminelle d’un Ranpo Edogawa (2), les dispositifs narratifs d’Agatha Christie, les personnages récurrents à la façon de Conan Doyle ou de Simenon, jusqu’aux dissections politiques des romans noirs américains de Lehane, Ellroy, Chandler, Hammett ou Himes –, les révélant magistralement, les ordonnant au milieu du chaos. La littérature policière a quelque chose à voir avec le néant, l’impensable et la réalité qu’il faut dévider pour en saisir une certaine forme de nature. « (…) le récit policier tente de penser le sens du monde » écrit Françoise Sammarceli (3).

Henning Mankell ne fait rien d’autre que d’interroger le sens du monde, la valeur de l’époque, les angoisses qu’elle génère, et les troubles certains des êtres qui la peuplent. Il est l’inquiétude même, le sourd grognement d’un temps et d’une société qui se saisissent mal d’eux-mêmes, la voix qui exprime une incompréhension fondamentale face aux changements. C’est sans doute pourquoi il a créé il y a presque vingt ans le personnage de Kurt Wallander dont nous pouvons suivre l’évolution depuis Meurtriers sans visage jusqu’à l’ultime opus que nous lisons aujourd’hui, après presque dix années de disparition – puisque Mankell, comme Simenon, s’est attaché, agacé par la mode des polars scandinaves qui a saisi le monde entier, à écrire « des romans durs » –, qui conclut la carrière de ce policier à la fois terne et brutal, angoissé et taiseux, comme en marge du monde et de lui-même. En guise de bilan, Mankell écrit ces quelques mots qui le résument bien : « Que savait-il aujourd’hui qu’il n’avait pas su avant ? Pas grand-chose au fond. Je suis toujours ce personnage en pleine confusion à la périphérie des événements. Maintenant comme alors. Pareil. Ce personnage inquiet et mal assuré dans la marge : c’est moi. »

Dans ce dernier roman qui lui est consacré, Wallander vieillit, se rapproche de sa famille, lorsque les parents de son gendre disparaissent successivement. Entre d’anciennes affaires d’espionnage qui ressurgissent alors que la guerre froide est terminée depuis longtemps, doutes existentiels, soucis de santé et sa mémoire qui se désagrège, il se lance, presque en secret, dans sa dernière enquête, celle qui le fait s’interroger sur toutes les autres. Si L’Homme inquiet est indubitablement une œuvre récapitulative, elle interroge, au-delà de sa situation propre, la nature même de nos sociétés et les rapports qui s’exercent entre les individus.

Le roman entreprend ainsi le mécanisme même d’un genre, un de ses ressorts essentiels : la mémoire. La fin de Wallander, sa disparition dans le gouffre de son propre oubli – qui lui fait dire : « Parfois j’ai même des trous – comme des pans entiers de temps qui disparaissent, tu vois ? Comme de la glace qui fond » – consiste en la destruction du souvenir, de la capacité récapitulative de l’être. Il porte le genre en même temps qu’il le disloque. L’empêchement devient la contre-force d’un récit. Que ce soit pour soi ou les autres, cette capacité induit la possibilité de l’empathie et de la compréhension. L’empathie, le geste vers l’autre que constitue la dynamique même de ses romans, policiers ou non, son centre en quelque sorte, lui permet de brasser les thèmes qui lui sont chers (4) : l’injustice sociale, les migrations, la violence incompréhensible qui se répand dans nos sociétés, les outils dont elle dispose pour se défendre et le désarroi de ses représentants, la médiocrité politique et les hypocrisies du temps, l’enfance sacrifiée, les rapports entre les générations, la paternité, etc. Il s’inscrit ainsi dans la lignée morale de la littérature policière que soulignent Manchette ou John Le Carré, la concevant en termes éthiques et qui irriguent également ses derniers romans. Mankell ordonne (exorcise ?) un nouveau rapport à l’ordre. Il s’apparente à une alarme devant la disparition de la confiance et de l’ordre de la communauté. Le monde d’aujourd’hui lui semble incompréhensible. Il faut donc retrouver des mots et des dispositifs qui en rétablissent le sens et qui s’apparentent à des suites de gestes qui permettent la survie. Les romans policiers ont donc quelque chose à voir avec le désordre et sa compensation, constituant à la fois un constat, une inquiétude et un contre-feu. Wallander, comme tous les héros de Mankell depuis Tea-bag jusqu’à Nielo, Henrik et Daniel (5), exercent leur capacité de refus, entreprenant le monde par ses travers, ses marges, celles où ils se débattent sans cesse. Mankell est écrivain comme il serait justicier – il y a du Robin des bois dans son caractère. Sans jamais trouver la justice, son œuvre s’apparente à une sorte de lutte acharnée pour ne pas dégringoler dans le gouffre de l’inhumanité et de l’insensibilité. Et si la continuité du monde est comme interrompue, la seule consolation réside peut-être dans ces quelques mots de Wallander à sa fille : « À la fin, c’est tout ce qui reste. L’espoir. » 

1. Il faut bien considérer l’articulation entre récits policiers et évolution d’une pensée rationaliste.
2. Célèbre auteur japonais de romans policiers dont La Bête aveugle, L’Île panorama ou La Proie et l’Ombre (Picquier poche).
3. Elle propose dans le volume critique Manières de noir, la fiction policière contemporaine (colloque de Cerisy, sous la direction de G. Menegaldo et M. Petit, Presses universitaires de Rennes, octobre 2010, 348 p., 20 €) une lecture de l’œuvre de Mankell. Son article est assez décevant dans le sens ou il opère des formes de recensions et d’observations assez plates. On pourra lire le texte intéressant que consacre Elsa Grasso au travail de Pierre Magnan qui reprend des questions voisines. Le volume dans son ensemble présente, malgré de grossières erreurs ponctuelles (la 4e de couverture présente deux fautes sur des noms d’écrivains), bien des intérêts parce qu’il permet de repenser des choses sur des auteurs précis, les mettant en relation de manière intelligente bien que souvent un peu trop conventionnelle.
4. Il semble important de rappeler le parcours personnel de Mankell qui a choisi de vivre au Mozambique, de s’engager dans des luttes politiques comme celle de la flottille pour Gaza cette année.
5. On pourra lire Tea-bag, Comédia infantil, Le Cerveau de Kennedy ou Le Fils du vent par exemple.

Hugo Pradelle