Pour une poésie qui chante. Entretien avec Michel Collot

Déjà auteur de l’« Anthologie de la poésie française » de la Pléiade pour la partie XXe siècle, Michel Collot nous propose aujourd’hui une étude sur la poésie contemporaine, traçant des lignes de force, de façon parfois polémique, et mettant en avant quelques œuvres marquantes, comme celles de Bernard Noël, d’Antoine Émaz ou de Philippe Jaccottet.
Michel Collot
Le Chant du monde dans la poésie française contemporaine
Déjà auteur de l’« Anthologie de la poésie française » de la Pléiade pour la partie XXe siècle, Michel Collot nous propose aujourd’hui une étude sur la poésie contemporaine, traçant des lignes de force, de façon parfois polémique, et mettant en avant quelques œuvres marquantes, comme celles de Bernard Noël, d’Antoine Émaz ou de Philippe Jaccottet.

Isabelle Lévesque : Tout au long du livre, vous évoquez une véritable guerre entre « lyriques » d’une part et « textualistes » ou « littéralistes » d’autre part. Selon vous, ce sont ces derniers qui ont gagné dans les années 1960-1970 en particulier, réussissant à faire taire les premiers, détenant tous les pouvoirs et faisant fuir les lecteurs d’une façon peut-être définitive. Comment ont-ils pu obtenir la « proscription du lyrisme » ? Les poètes que vous présentez vous-même comme « lyriques » ou « nouveaux lyriques » semblent toujours très présents dans l’édition, dans les prix littéraires les plus importants et au Printemps des poètes… Alors de quel « pouvoir » s’agit-il ?

Michel Collot : La « guerre » que vous évoquez n’est qu’un moment de l’histoire récente de la poésie française, que j’essaie de retracer à grands traits au début de cet ouvrage ; elle se situe à peu près entre 1985 et 1995. Je ne manque pas de préciser qu’elle a fait long feu ; mais il en reste encore des traces, car elle correspond à un partage plus profond et plus durable du champ poétique français entre lyrisme et littéralisme. Dans cet essai comme dans les précédents, je cherche à dépasser ce clivage en montrant qu’il repose sur de fausses alternatives. Or, pour ce faire, il me fallait contester une certaine conception de la modernité poétique, qui privilégie l’expérimentation formelle et qui rejette le lyrisme dans un passé révolu. Mais il est vrai qu’elle n’a exercé pleinement son emprise que dans les cercles de l’avant-garde et qu’elle n’a pas empêché que s’exprime une poésie plus proche de la tradition et de l’expérience vécue dans des lieux ouverts à un plus large public.

IL : Les polémiques dont vous parlez et sur lesquelles vous revenez à propos de la parution de l’anthologie d’Yves di Manno et Isabelle Garron ne sont-elles pas surtout liées à des textes théoriques ou à des manifestes ?… Beaucoup des poètes que vous présentez sfigurent dans l’anthologie Flammarion. Et beaucoup d’autres pourraient être présents dans vos études sur le paysage, l’émotion, la place du je : Éric Sautou, Nicolas Pesquès ou Ariane Dreyfus…

MC : Ce que je reproche à cette anthologie, c’est de n’avoir fait, dans ses 1 500 pages, aucune place à des œuvres majeures (comme celles de Jaccottet, de Glissant ou d’Émaz), et d’avoir minoré celle du lyrisme contemporain, qu’elle dénigre en refusant de voir ce qu’il peut avoir de « nouveau ». Le parcours que ses auteurs proposent est non seulement incomplet mais orienté par des partis pris esthétiques et théoriques qui les conduisent à méconnaître des tendances à mes yeux décisives, comme le renouveau du chant ou l’ouverture au monde. Je leur reconnais en revanche volontiers le mérite de m’avoir fait découvrir des poètes vers lesquels je ne serais pas allé de moi-même, comme ceux que vous citez. 

IL : Vous reprochez à l’anthologie Flammarion l’absence des poètes de la francophonie. Mais vous-même ne les prenez pas en considération dans ce livre : les Québécois, de Gaston Miron à Denise Desautels, les Africains (dont la revue Po&sie a récemment montré la grande vitalité). Pourquoi les tenir à l’écart ? 

MC : Mon propos était de rendre plus lisibles les tendances de la poésie française contemporaine, pour permettre au lecteur de mieux se repérer dans un paysage éditorial singulièrement brouillé. Or la situation de la poésie française comporte des spécificités qui tiennent à sa marginalisation dans le champ littéraire, culturel et social, qui n’a pas d’équivalent dans d’autres pays francophones, notamment au Québec. Je me suis donc limité à quelques poètes « francophones » directement impliqués dans ce contexte typiquement hexagonal. Je le regrette d’autant plus que je suis très sensible au renouvellement que peuvent apporter les poètes venus d’autres aires culturelles et géographiques à la langue et à la poésie françaises. Je leur avais d’ailleurs consacré naguère un colloque dont les actes ont paru sous le titre Paysage et poésies francophones. 

IL : Pourquoi si peu de femmes dans le panorama que vous proposez ? L’apport dans la réflexion sur les relations entre moi, monde et mots de poètes comme Caroline Sagot Duvauroux, Hélène Sanguinetti, Valérie Rouzeau et tant d’autres n’est-il pas considérable ? 

MC : Vous avez raison de pointer cette lacune. J’ai tout à fait conscience de la place et de l’importance croissantes qu’ont prises les écritures féminines dans le paysage poétique français contemporain. J’ai d’ailleurs montré dans cet essai qu’elles contribuent de façon originale à renouer aujourd’hui les liens entre nature et poésie : leur nature writing renouvelle en profondeur les rapports entre le sujet lyrique et son environnement, notamment grâce à une implication plus franche du corps dans la chair du monde, participant ainsi à l’émergence d’une écopoésie. 

IL : Vous employez à deux reprises l’expression « poétiquement correct ». Pourriez-vous préciser le sens que vous lui donnez ?

MC : Cette expression désigne, à l’instar du « politiquement correct », une doxa, un ensemble d’idées et de valeurs qui font plus ou moins consensus, traduites par certains éléments de langage récurrents, qui dispensent de réfléchir. Ils reposent sur quelques prescriptions ou proscriptions implicites, du genre « ne dites pas “œuvre”, dites “travail”, ou “laboratoire” ». On pourrait lister ces mots clés du poétiquement correct, entre autres : « mécanique », « grammaire », « neutralité », « subversion », « détournement », « radical », « décapant », « illisible », etc. 

IL : Dans la dernière partie de votre livre, vous rassemblez des études sur quelques poètes contemporains. Vous montrez, à chaque fois ou presque, qu’ils se situent ailleurs que dans l’un des deux camps évoqués. Leur « lyrisme », s’il est présent, n’ignore pas le « littéralisme ». Il est donc « nouveau » et propre à chacun. N’est-ce pas le plus important, loin des polémiques ? 

MC : Chacune de ces voix fait entendre, avec l’accent qui lui est propre, un chant qui n’est jamais seulement celui du moi ou celui des mots, mais aussi celui du monde. J’ai choisi ces œuvres en raison de leur intérêt et de leur importance, mais aussi du plaisir qu’elles m’ont procuré et que j’avais envie de partager avec mes lecteurs. On ne parle bien que de ce qu’on aime et pour ceux qui peuvent y être sensibles. 

[Professeur émérite à l’université Sorbonne nouvelle, spécialiste de la poésie moderne et des représentations du paysage, Michel Collot est l’auteur de nombreux essais. Parmi les plus récents : Le Parti pris des lieux (La Lettre volée, 2018) et Sujet, monde et langage dans la poésie moderne. De Baudelaire à Ponge (Classiques Garnier, 2018).]

Isabelle Lévesque

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