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Une maison de la presse à Belleville. Entretien avec M’hamed Azzouz

M’hamed Azzouz tient une maison de la presse rue des Pyrénées, un peu après le métro, dans les hauteurs de Belleville…
M’hamed Azzouz tient une maison de la presse rue des Pyrénées, un peu après le métro, dans les hauteurs de Belleville…

Presque tous les jours, il vient de Soignolles-en-Brie, en Seine-et-Marne, où il vit. Il passe par le dépôt presse de Bobigny, pour aller chercher lui-même sa marchandise, et il vient retrouver dans sa boutique une clientèle particulièrement fidèle. Il suffit de se poster là et d’attendre dans le joyeux foutoir qu’est maintenant cette boutique. Très vite, on assiste à une sorte de ballet. Les clients défilent et chacun y va de son petit commentaire. À l’occasion de la sortie du livre de Jean Rouaud, Kiosque, nous avons interrogé M’hamed Azzouz dans sa maison de la presse qui demeure aujourd’hui, à l’apogée de l’ère numérique, un lieu de résistance, c’est-à-dire de courtoisie. 

M’hamed Azzouz : Le hasard a voulu que la première annonce sur laquelle je suis tombé soit cette librairie, rue des Pyrénées. C’était une dame plutôt marginale. Au début, elle ne m’a pas pris au sérieux, mais le courant est passé entre nous. Elle m’a dit de réfléchir. Une semaine après, je suis revenu la voir. Je m’en souviens très bien. C’était en février 1990. Elle m’a demandé si j’étais toujours intéressé, puis elle m’a proposé de passer de l’autre côté du comptoir en me disant qu’elle s’en allait et qu’elle ne reviendrait que le soir. « Je vous laisse la boutique, m’a-t-elle dit. Si vous avez un souci, il y a une jeune fille qui travaille à la pharmacie, elle viendra vous aider. » C’était une boutique à l’image de sa personne. Pendant deux mois, nous avons reproduit le même scénario. Il est vrai qu’elle vendait peu, comme il y avait beaucoup plus de maisons de la presse dans le quartier. La plupart de sa clientèle était des vieilles dames qui racontaient leur vie, faisaient du tricot… Il y avait plus d’espace, 35 à 45 m2. Elles s’asseyaient sur des tabourets…

– Vous n’avez pas de monnaie. Vous paierez demain.
– Mais j’en voulais. Et il faut que je paye au jour le jour, on ne sait jamais…
– Merci. Passez une bonne journée.
– On va essayer.
– Y faut, y faut…

Aujourd’hui, le temps s’est arrêté et je n’utilise plus toute la surface de la boutique. Je ne sais pas pourquoi. En fait, j’arrive et je me dépêche de faire ma mise en place afin de pouvoir lire la presse ou bouquiner. Voilà. J’ai réduit le volume. Avant, je faisais plus de livres. J’ai fait pas mal de scolaire. Je fournissais trois, quatre, cinq lycées. 

– Bonjour monsieur.
– Bonjour. Aujourd’hui, je vais prendre… heu…
– Vous allez le prendre demain.
– Non, celui de Paris…
– Ah, Le Parisien
Le Parisien.
– Attendez. Est-ce qu’il m’en reste ?… Voilà.
– Merci…

La dame à qui j’ai repris la boutique avait une fille qui s’appelait Mélanie et elle a décidé de donner également ce nom à sa boutique. J’ai gardé ensuite cette enseigne, mais j’ai ajouté « La fée carabine », en référence à Pennac. Dès le départ, j’ai cru en Pennac, en ses livres… Quand Pennac venait chez moi, il était prof, allait enseigner dans son 5e arrondissement et vivait rue de la Mare. On faisait sa revue de presse. C’était au tout début de la saga Malaussène. Il y a eu Au bonheur des ogres en 1985. Ensuite La Fée carabine en 1987. En 1990, il a reçu le prix Inter pour La Petite Marchande de prose. Il venait quasi tous les matins. Il arrivait, prenait son journal… [M’hamed Azzouz sort un « portrait » de Pennac paru dans Libération le 20 octobre 1997, dans lequel il est très largement fait allusion à ces rencontres. « Ahmed, relatait François Devinat, l’auteur du portrait, se souvient du temps où Daniel Pennac traquait le moindre entrefilet parlant de lui. Le temps des contes pour enfants et des premiers romans ignorés, avant que Malaussène fasse un malheur. “C’était un plaisir de trouver un article sur lui. Maintenant, il est partout, même dans Figaro Madame”. » Dans Aux fruits de la passion (1999), il est également fait allusion à lui.]

Ces posters de Paris Match que j’ai derrière moi, concernant le décès de Johnny [il s’agit de plusieurs unes de Paris Match avec le portrait de Johnny], c’est une forme de boutade pour mes clients. Pour les provoquer. Tous les jours j’ai des commentaires sur Johnny. C’est vrai que par rapport aux bobos du quartier je passe pour un con. J’arrive, à partir des réactions, à créer un dialogue. Bon, maintenant les affiches commencent à tomber en lambeaux. Elles cachent un peu la misère. Il va falloir trouver autre chose. Parfois, il arrive tout de même que de vrais fans m’embrassent…

– J’ai pas de photocopies. Au feu rouge à gauche en face du MacDo. Nous, on fait pas, c’est de la nuisance… 

Le métier malheureusement est en train de changer depuis environ une quinzaine d’années, depuis que le numérique est en train de prendre le dessus. Depuis 2005. Mais là on voit que ça a pris vraiment du poids. Disons qu’on a été déjà confronté aux gratuits, avant le numérique.

Je prends très rarement le métro, une ou deux fois par an, pas plus. Comme j’habite loin, et que je me lève tôt, je viens à la boutique en voiture. Un jour j’ai été stupéfait de voir tout le monde avec 20 minutes. J’avais l’impression qu’on lisait Pravda, qu’on était dans un régime soviétique. J’en ai déduit que, le lecteur, il a besoin de quoi ? le programme télé du soir, un peu de sport, un peu de Tiercé, quelques alertes infos sans analyse, sans rien, la météo. Le reste, il s’en tape. Plus tard, je reprends le métro, et de nouveau idem, sauf que cette fois, tout le monde est avec un smartphone. Chacun est dans son monde, entre celui qui fait les jeux, celui qui regarde Youtube, le cul, celui qui fait je ne sais pas quoi, ça ne communique plus que virtuellement…

Maintenant, dans les quartiers, on ne va plus chez le marchand de journaux, on préfère aller dans les bistrots qui sont obligés d’acheter eux-mêmes les journaux pour satisfaire cette clientèle. Il lui faut son Monde, son Libé, son Figaro, son Parisien, son Équipe… C’est un phénomène de mode. Ici, heureusement, il y a encore un noyau dur de fidèles qui continuent à m’acheter de la presse, mais tous les nouveaux qui arrivent dans le quartier, je ne les connais pas. Ils arrivent soi-disant dans un quartier populaire et ils ne consomment pas sur place.

Dans ma boutique, on ne vient pas seulement acheter un journal. Certains de mes clients sont des personnalités. Je pense à Colette Olive, éditrice chez Verdier, ou à Leos Carax, qui vit dans le quartier, et que nous avons croisé tout à l’heure sur le trottoir. Lui, il achète régulièrement des journaux. Bashung passait, Manchette, Gérard Mordillat, Serge Quadruppani… J’ai toute une clientèle d’anciens communistes, d’irréductibles de L’Humanité, de personnes qui ont connu autre chose… Ils sont encore là. Ils aiment venir. Je discute avec eux. À quelques années près, on est de la même génération. Je les comprends. Ils font aussi des efforts pour continuer à venir me voir, pour faire vivre la boutique. Je vends au moins une quarantaine de Libé. Mais les jeunes, on le sait, n’achètent plus de presse. Le Parisien, je n’en prends qu’une dizaine…

Dans le quartier, je suis pratiquement la dernière maison de la presse en activité. En ce moment, en raison de la fermeture des kiosques rues des Pyrénées et de Jourdain, je récupère d’anciens clients. Ils s’étonnent presque que je sois toujours là. Honnêtement, je crois que ce genre de boutique ne pourra pas perdurer. Je crains vraiment d’être le dernier. Je ne vois pas quelqu’un reprendre derrière moi. Je pense même changer le nom de mon enseigne, « La fée carabine », et l’appeler « Résistance ». On vient me voir pour ouvrir une agence immobilière, un bar à vins… Éventuellement, une librairie…

Mais bon, en attendant, récemment, j’ai fait allumer ma « plume » [l’enseigne jaune et rouge des maisons de la presse] et je dois reconnaître qu’on me voit mieux…

Jean-Pierre Ferrini

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