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Pour une politique d'hygiène publique

    En France au XIXe siècle, l’hygiène publique joue un rôle central dans la prévention des maladies, car la médecine n’a pas conquis le pouvoir de les soigner efficacement. L’hygiène se donne comme mission de supprimer les foyers d’infection perçus comme une menace permanente pour la société. Aucun lieu, aucune institution, ni aucune activité n’échappe à sa vigilance. Égouts et voiries, bâtiments publics, usines polluantes ou casernes, mais aussi faits de société, tels que travail, crimes et suicides, alimentation et alcoolisme sont sous la très haute surveillance des hygiénistes, sans relâche aucune.
Gérard Jorland
Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France au XIXe siècle
    En France au XIXe siècle, l’hygiène publique joue un rôle central dans la prévention des maladies, car la médecine n’a pas conquis le pouvoir de les soigner efficacement. L’hygiène se donne comme mission de supprimer les foyers d’infection perçus comme une menace permanente pour la société. Aucun lieu, aucune institution, ni aucune activité n’échappe à sa vigilance. Égouts et voiries, bâtiments publics, usines polluantes ou casernes, mais aussi faits de société, tels que travail, crimes et suicides, alimentation et alcoolisme sont sous la très haute surveillance des hygiénistes, sans relâche aucune.

L’hygiène publique est faite d’un ensemble connexe de disciplines qui, outre la médecine, incluent pharmacie, chimie, mais aussi administration publique et statistique. Elle constitue une épistémè qui se donne à voir dans la composition des institutions hygiéniques elles-mêmes. Chaque conseil d’hygiène regroupe des représentants de chacune de ces activités. Épistémè lavoisienne selon l’auteur, dans la mesure où l’incomparable savant avait formulé dans son mémoire sur les salles de spectacle le principe essentiel de l’hygiénisme du XIXe siècle, à savoir le renouvellement de l’air. Lavoisier ne se contente pas de distinguer par leur poids trois airs différents, l’air méphitique ou azote, l’air vital ou oxygène et l’air fixe ou gaz carbonique, mais il établit leur relation fonctionnelle et du même coup explicite les bases d’un système d’aération pour les édifices publics tels qu’hôpitaux et prisons. C’est au XIXe siècle que les principes de renouvellement de l’air sont appliqués à l’ensemble de l’espace urbain. « Les places, et les squares à l’échelle du quartier, servaient de répartiteurs d’air dans les différentes rues dont l’orientation devait épouser celle des vents dominants. »

Le programme de Lavoisier concernant le calorique fut complété par l’étude de la physique de la machine à vapeur, cette dernière actionnant un ventilateur pour l’aération des salles tandis que la vapeur était récupérée pour leur chauffage plutôt que dissipée en pure perte. Cependant que Villermé et Milne-Edwards publiaient un rapport précis entre température ambiante et surmortalité infantile, Villermé, s’appuyant sur la statistique définie par Jorland comme une conscience de soi collective, établit, à partir de nombreuses études à des échelles de plus en plus étendues, sa loi fondamentale de l’inégalité sociale devant la maladie et la mort. Dans un premier temps, le constat de la surmortalité des pauvres par rapport aux riches avait conduit à promouvoir des lois limitant le travail des enfants. Le fonds commun des observations des trois enquêtes majeures de l’époque, celle de Villermé en France, Chadwick en Angleterre et Shattuck dans la Massachusetts était double : l’utilisation des tableaux de décès d’une part et, de l’autre, la théorie étiologique dominante, « la théorie miasmatique et son corrélat hygiénique, la ventilation ». La divergence portait sur l’ordre de causalité des deux facteurs : indigence et morbidité. Et quelle était à cette fin, la priorité, assainissement urbain ou industrialisation rurale ? C’est en faveur de la seconde que plaidait Villermé pour la France, vue à l’époque encore comme un royaume rural.

Après le travail des enfants sous la monarchie de Juillet, les nourrissons devinrent la préoccupation de hygiénistes dès la fin du Second Empire. En effet, la mortalité infantile « était jusqu’à quatre fois plus élevée chez les nourrices que chez les enfants allaités par leur mère », au point que Gérard Jorland n’hésite pas à évoquer le « massacre des nourrissons », et cela bien que l’industrie des nourrices ait été réglementée depuis longtemps. L’innovation la plus radicale, réclamée par l’académie de médecine, et bien qu’objet de plusieurs dispositions législatives, ne fut qu’imparfaitement mise en œuvre par les administrations centrale et préfectorale, au point qu’avortements, infanticides, abandons demeuraient des pratiques courantes à la fin du siècle et le triste lot des femmes du peuple.

La fin du XIXe siècle est hantée par le fantasme de la dégénérescence. À ce moment de l’histoire qui est celui de l’échec des révolutions nationales partout réprimées en Europe, au mythe d’une humanité en route vers la lumière succéda celui d’une humanité décadente et dégénérée à cause du progrès lui-même. La singularité française de ce fantasme fut le problème de la dépopulation, nouvel indice de la décadence de la « race ». Plusieurs ouvrages tentent d’articuler les éléments de la peur de l’effondrement démographique : industrialisation défigurant le visage rural de la France, avortement des espoirs du soulèvement de 1848, perception de la classe ouvrière comme horde barbare. Du coup, la fin de la monarchie de Juillet signe aussi le passage du crime social à la médicalisation du crime. L’avocat André Michel Guéry se plaît à établir une corrélation paradoxale entre l’augmentation du crime et celle de l’éducation... Occurrences croisées du goitre et du crétinisme, de l’idiotisme et de l’imbécillité, des déviations sexuelles et de l’alcoolisme font l’objet de rapports circonstanciés et précis.

Le nouveau régime démographique européen, avec natalité et mortalité basses plonge les spécialistes dans la plus grande perplexité. Le fantasme obsédant de la dégénérescence est l’une des explications de la négligence des médecins envers « la plus meurtrière des maladies du siècle, la tuberculose pulmonaire ». Les preuves expérimentales et cliniques du caractère contagieux de cette maladie furent apportées par un nouveau complexe épistémique de disciplines incluant l’anatomie pathologique, l’histologie, l’épidémiologie et encore la bactériologie, mais aussi des réflexions plus globales comme celle de Claude Bernard qui pense les échanges entre l’organisme et son milieu en termes de circulation, « conformément à l’ontologie sociale de l’ordre bourgeois ». Dans le chapitre bien argumenté et très convaincant « Des ferments aux germes », centré sur l’éminente figure de Pasteur, victime du révisionnisme à la mode chez les historiens de sciences, Gérard Jorland met à mal avec une élégante rigueur le constructivisme bon chic bon genre dans l’air du temps. Oui, le changement de point de vue pasteurien, amorcé dès les années 1860 en Angleterre, fut essentiel.

En effet, les travaux de Pasteur et la bactériologie permirent de fixer des idées à partir desquelles « les médecins hygiénistes allaient se lancer dans la bataille politique pour mettre en œuvre les mesures d’hygiène et de salubrité qu’ils n’avaient cessé de préconiser, voire de réclamer ». C’est à partir de l’ontologie sociale de la circulation des éléments que les hygiénistes ont été confrontés à la question de la circulation des germes par les airs, les eaux et les sols. Dans le dernier tiers du siècle, et alors qu’était posé le problème de la diffusion des épidémies, France et Grande-Bretagne choisirent des voies divergentes d’aménagement de leurs grandes villes. Tandis que le Second Empire optait pour de vastes programmes d’embellissement, le principal souci des gouvernements anglais était celui de l’assainissement, comme le demandaient, en vain, les hygiénistes français. D’une façon plus générale, une préconisation telle que vaccination et revaccination est devenue la règle dans de nombreux pays européens, en France non. D’où un double paradoxe : la lenteur à appliquer les mesures d’hygiène publique dans le pays qui les a précisément inventées sous leur forme moderne ; le rôle très effacé du gouvernement en faveur de la santé publique en France, pourtant synonyme d’État fort et centralisé.

Pour obtenir enfin le vote d’une législation sanitaire, les médecins ont dû abandonner l’idéologie libérale pour celle du solidarisme, avec l’idée originale de dette sociale énoncée par Léon Bourgeois et selon laquelle chaque individu contracte à sa naissance « une dette à l’égard des générations passées pour la civilisation matérielle et intellectuelle qu’elles lui ont léguée ». La législation sanitaire perdurera, au-delà des idéologies qui l’avaient portée. Et aujourd’hui, paradoxalement les politiques de santé publique sont diamétralement opposées : étatique en Angleterre, libérale en France.

Gérard Jorland clôt cet ouvrage magistral et remarquablement documenté sur l’interrogation suivante : pourquoi l’État français réputé fort et centralisé ne s’est-il pas impliqué plus fortement dans une politique sanitaire nationale, contrairement aux pays voisins comparables ? Deux raisons sont avancées par l’auteur. Tout d’abord l’industrialisation ne s’y est pas accompagnée d’une urbanisation accélérée et n’imposait aucune urgence sanitaire. La seconde raison tient au manque de légitimité de l’État face à la société civile ; la seule continuité d’un régime à l’autre, – et il y en eu douze différents pendant le long XIXe siècle qui s’étire de 1789 à 1914 –, fut la poursuite de la chimère impériale. Et finalement, même si la science était devenue, pendant cette période, un facteur déterminant de l’histoire, « il n’y a pas eu de politique d’hygiène publique parce que son instabilité obligeait l’État à se soucier de sa propre viabilité avant celle de la population française ».

Jean-Paul Deléage

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