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Pourfendeur d'illusions

Article publié dans le n°1074 (16 déc. 2012) de Quinzaines

Sept nouvelles, datant de la fin des années soixante-dix, qui entre-tissent tous les thèmes récurrents de l’œuvre de Richard Yates (1926-1992) avec sa propre histoire, réfléchissant sans fin la nature de son travail et ses angoisses fondatrices.
Richard Yates
Menteurs amoureux
Sept nouvelles, datant de la fin des années soixante-dix, qui entre-tissent tous les thèmes récurrents de l’œuvre de Richard Yates (1926-1992) avec sa propre histoire, réfléchissant sans fin la nature de son travail et ses angoisses fondatrices.

Menteurs amoureux s’apparente à une galerie de portraits désaccordés, l’étrange chronique d’un homme qui s’approche de lui-même, de ses obsessions, des motifs souterrains de son œuvre. Yates y fouille sa biographie, en agence les éléments centraux – sa mère, l’alcool, le rapport frustré à l’art, son travail de publiciste, son séjour à Hollywood, le traumatisme de l’expérience de la guerre – pour élaborer des fictions d’une fascinante subtilité. S’y réfléchit l’indicible « difficulté d’écrire » et les mêmes enjeux s’y rejouent, les mêmes questions s’y déploient pour signifier le désespoir qu’il y a à vivre, à ne pas avoir le courage de prendre les risques véritables qui donnent un sens à l’existence, à s’abîmer lâchement en soi-même.

Les héros minuscules, presque infâmes, de ces nouvelles suintant d’une amertume et d’une nostalgie envoûtantes, vivent dans l’illusion de leur propre discours, le déni farouche de ce qu’ils sont, empêtrés dans des questionnements amoureux insolubles, frustrés de tout ce qu’ils ne parviennent pas à faire, réduits à leurs propres échecs, en deçà de ce qui serait possible, mangés par les discours infatués et illusoires qui les soutiennent dans leur stagnation morne. Ainsi, autour de la question de la vie commune, des couples fragiles – époux, fiancés, amis, amants ou parents –, Yates élabore des variations qui reconduisent les mêmes angoisses, les mêmes manques, le même vide. Depuis l’enfance aux prises avec une mère embourbée dans ses contradictions et des tendances alcooliques destructrices, en passant par les malheurs singuliers de cet âge et la lucidité particulière qui l’habite, les désarrois professionnels, le sentiment d’inutilité, les débordements de l’émotion, les crises domestiques, l’impression de rater sa vie, jusqu’aux souvenirs de la guerre, les premiers pas dans l’écriture, l’instabilité qui entraîne les individus à se chercher sans fin, maladroitement, et à s’égarer en chemin.

Le recueil fait se succéder des histoires autonomes qui, au-delà de leurs péripéties propres – que nous ne dévoilerons pas ici –, apparaissent liées par une matière autobiographique très claire, reprenant, dans une forme de chronologie subjective, les éléments centraux de la vie de Yates, ses troubles, les raisons de son approche dépressive des situations, son alcoolisme, son obsession pour les figures féminines et les couples qui ne survivent pas… Une attitude face au réel que résume bien la réaction de Jack lorsque, dans la dernière nouvelle, il arrive en Californie : « Alors, obéissant à une logique familière et ancienne, il s’adonna à l’introspection anxieuse : peut-être était-il incapable d’aller vers la lumière et l’espace ; peut-être sa nature le poussait-elle toujours à rechercher l’obscurité, le confinement, la décomposition. Peut-être avait-il une personnalité autodestructrice – formule en vogue dans les magazines de l’époque. » Tout s’y lie avec une fluidité magistrale, discrètement, devenant évident aux lecteurs attentifs de son œuvre, s’éclairant par le moyen de fictions supplémentaires qui nouent ensemble les interrogations essentielles qui hantent ses livres.

Menteurs amoureux peut s’aborder comme une série de variations, à la façon d’une ligne mélodique reprise, décalée, qui condense les enjeux de tous les livres de Yates, leur lucidité troublante, la manière dont s’y articulent l’intime et le collectif, le politique et le puritanisme, le féminin inaccessible et le masculin trop familier, la vérité et le mensonge, l’amour et le désamour, la violence et la joie, la tendresse et la cruauté, l’innocence et la culpabilité… Le recueil entrecroise ainsi des fictions exemplaires tout en organisant une manière de métadiscours qui prend des allures de testament. L’art subtil de Yates s’y distille par touches, faisant de chaque nouvelle un condensé de son écriture et d’une démarche remarquablement singulière qui, au-delà d’apparences psychologiques, atteint à la nature des relations qui lient l’homme et son environnement, en altère la perception et fait de l’artiste accompli le pourfendeur des illusions.

Yates énonce alors quelque chose de la dégradation des personnalités, de leur affaissement lorsqu’elles se frottent à la réalité du monde contre laquelle, inévitablement, elles s’effritent. Ce que son œuvre nous rappelle avec obstination pourrait se résumer à la solitude ontologique de l’être et à tous les buts inutiles qu’il s’oblige à poursuivre pour se donner l’illusion qu’autre chose demeure possible, que la vie vaut la peine d’être vécue. Son travail explore, avec un humour – plus spécifiquement par le biais d’une ironie virulente – qui contrefait les clichés, les faisant jouer ensemble jusqu’à ce qu’ils grincent juste ce qu’il faut, l’hypocrisie et la mauvaise foi omniprésentes, révélant, par ce détour, ce que nous nous faisons accroire pour ne pas faire face à nos contradictions, aux failles béantes devant lesquelles nous vacillons ; comment nous refoulons la nature véritable de notre personnalité pour nous restreindre, n’être que de pures surfaces identifiables, et ne pas assumer notre part irréductible, vraie, éclatante, d’énergie et de vie.

Les personnages des nouvelles de Yates – à l’instar des Wheeler ou des Grimes (1) – échouent, écartelés entre des injonctions contradictoires, incapables de choisir bien, de trouver une voie qui les satisfasse, toujours empêtrés dans leurs illusions et un langage qu’ils s’obstinent à méconnaître, s’enfouissant de plus en plus profondément dans des formes extrêmes et subtiles de déni. Tous parlent d’eux-mêmes, se cherchent, s’essaient à vouloir vivre une autre vie que la leur, à atteindre un point d’équilibre que leurs efforts même rendent inaccessible. Le bonheur véritable demeure ainsi toujours hors d’atteinte. La vie n’est qu’une suite ininterrompue de déceptions, d’effondrements silencieux, de tristes lâchetés. La parole n’y est qu’un pis-aller, une misérable échappatoire pour ne pas sauter le pas ou prendre les risques qui justifient de vivre pleinement, de croire en soi, en la beauté du monde qui s’efface toujours un peu plus. La complaisance gagne alors tout, renferme sur soi, fait disparaître toutes les joies possibles, ne laissant, évidents, que les artifices plus ou moins maladroits qui font tenir l’existence encore un peu. Ainsi, la médiocrité n’a, semble-t-il nous dire, ni but ni fin, et il ne reste plus qu’à se débrouiller d’une vie décidément fort encombrante.

  1. Ces sont les personnages principaux de La Fenêtre panoramique et de Easter Parade (Robert Laffont, Pavillon Poche).
Hugo Pradelle

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