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Gao Xingjian, de l’exil à l’« errance »

Article publié dans le n°1231 (17 déc. 2020) de Quinzaines

Il est certainement le plus discret des artistes et écrivains vivant en France, alors même qu’il bénéficie d’une audience internationale.
Il est certainement le plus discret des artistes et écrivains vivant en France, alors même qu’il bénéficie d’une audience internationale.

Gao Xingjian, né en Chine en 1940, réfugié politique en France à partir de 1988, et devenu citoyen français en 1997, a reçu le prix Nobel de littérature en 2000. Son œuvre la plus connue, La Montagne de l’âme (Le Seuil, 1990), a été traduite, comme beaucoup de ses écrits, dans plus de quarante langues. Il est aussi un auteur prolifique, à la recherche d’un « art total » : dramaturge, poète et essayiste, il est de plus metteur en scène, conférencier, cinéaste et auteur d’opéras. Ses pièces de théâtre ont été représentées en plus de 120 productions. Ses œuvres picturales ont été exposées dans de multiples galeries et musées, en Europe, en Asie, aux États-Unis ; et il a reçu d’innombrables prix et distinctions à travers le monde. 

De la Chine à la France 

Cette activité créatrice se déploie dans l’ombre portée d’un itinéraire qui l’a mené de Chine en France, où il est installé aujourd’hui à demeure. Dans ses ouvrages comme dans les échanges qu’on peut avoir avec lui, Gao Xingjian reste très discret sur ses années de formation en Chine, alors qu’elles auraient pu nourrir une œuvre alimentée par la conscience douloureuse de l’exil. Fils d’une mère actrice, il ressent très tôt sa vocation artistique : pour le théâtre, le récit, la peinture, qui lui inspirent nombre de créations, au cours d’une enfance plutôt solitaire et marquée par une santé incertaine. Pour lui assurer une situation stable, sa mère l’inscrit à l’Institut des langues étrangères afin qu’il devienne traducteur. Il en fera sa profession jusqu’à 40 ans, traduisant notamment Beckett et des poètes français du XXe siècle. C’est en marge de cette activité officielle qu’il commence son œuvre littéraire, sous forme d’essais (Premier essai sur le roman moderne) et de pièces de théâtre. Et c’est alors que commence sa mise à l’écart par les autorités chinoises. Ayant déjà été envoyé à la campagne, en camp de rééducation de 1970 à 1975, il voit deux de ses pièces interdites parce qu’on le présente comme l’un des tenants honnis de la modernité occidentale placée sous le signe de l’absurde. Plus tard, ses écrits littéraires laisseront affleurer par traces le souvenir des violences dont il fut alors le témoin dans la Chine de la Révolution culturelle. Le Livre d’un homme seul montre la foule crier « en chœur : “À mort celui qui s’oppose au président Mao !” » ; et La Montagne de l’âme évoque les « détenus des camps de travail. Tels des mendiants, en haillons, vieillards, hommes et femmes, chacun avec un paquetage de couvertures, un gobelet et un bol à la main »

Refusant cependant de spéculer sur ces événements dramatiques qui ont bouleversé sa vie, et revendiquant une identité d’artiste confondue avec ses œuvres, Gao Xingjian préfère aujourd’hui ne pas parler de la Chine, où ses œuvres sont toujours censurées et ne peuvent être ni montrées ni éditées, puisqu’il est encore considéré là-bas comme un artiste dissident. Pour des conférences et expositions à destination du public chinois, c’est à Taïwan qu’il se rend, répondant à de fréquentes invitations. Il se définit donc aujourd’hui comme un artiste et un écrivain français, sans cultiver la nostalgie d’une patrie perdue. Il affirme, dans un entretien récent : « Je ne me sens pas en exil. » Au sentiment de dépossession qu’on pourrait lui prêter, il oppose l’image de « l’errance d’un oiseau », titre d’un de ses poèmes, auquel donne écho un passage du Livre d’un homme seul 

Désormais, tu es un oiseau libre, tu peux voler là où tu veux. Tu as le sentiment que devant toi s’étendent des terres vierges, inexplorées, au moins pour toi. […] Faire de cet instant un point de départ […] 

La quête de l’écriture 

Son pays d’origine ne se laisse pas pour autant oublier dans ses œuvres, qui sont au confluent des anciennes traditions chinoises et de la « modernité » occidentale, tout en refusant de jouer le jeu des modes médiatiques actuelles. Dans le discours qu’il prononça à Stockholm pour la réception du prix Nobel de littérature, Gao Xingjian affirmait : « La littérature n’est pas uniquement une copie de la réalité, elle en traverse les couches extérieures et la pénètre jusque dans ses tréfonds ; elle est le révélateur de l’imaginaire et s’envole très haut au-dessus des représentations communes » (La Raison d’être de la littérature). On ne s’attendra donc pas, en lisant Gao Xingjian, à des récits pittoresques ou anecdotiques. Même si les intrigues puisent leur matière dans la vie courante, elles sont toutes traversées par un sentiment profond de la mort, une quête du sens de la vie, un désespoir souterrainement éclairé par la perception merveilleuse, en de certains instants, de la beauté. 

La Montagne de l’âme fut commandée à Gao Xingjian en 1982 par un éditeur. Le roman ne fut achevé qu’en 1989, après les événements de la place Tian’anmen, alors que l’écrivain était déjà installé en France. Mais il était inspiré par trois grands voyages qu’il avait réalisés dans le bassin du fleuve Yangtsé en 1983 et 1984. Le roman suit ces divers cheminements et les réinvente, dans un récit foisonnant, initiatique, nourri des légendes de la Chine ancienne, et toujours relancé vers la mystérieuse « montagne de l’âme », habitée par l’esprit des ancêtres. Faisant alterner narrations, dialogues, rêveries intérieures et réécritures de mythe, le texte est ponctué de « paysages » oniriques qui font bien souvent penser aux grands lavis d’encre du peintre. Ils en partagent le sens du mystère, insondable et lumineux, comme une promesse toujours présente mais cachée, et à percevoir intensément quand elle advient. Le narrateur, dont l’identité n’est jamais fixée, connaît des moments intenses de fusion avec la nature, dans une intuition qui rappelle la pensée taoïste : « Le subjectif et l’objectif se respectent mutuellement et se fondent en un […] le ciel et l’homme s’unissent. » En même temps, le livre assume un caractère polygénérique, qui rejoint l’un des traits marquants de la modernité littéraire, avec l’intervention assez fréquente de la voix narrative, en surplomb, qui médite, s’interroge ou commente. La liaison entre ces différents registres est permise par l’allure assez librement orale de l’écriture. Au bout de la quête, le voyageur n’aura pour autant acquis aucune certitude ; les derniers mots font entendre une interrogation sans réponse qui semble s’ouvrir sur le néant : « Faire semblant de comprendre mais en fait ne rien comprendre. / En réalité, je ne comprends rien, strictement rien. / C’est comme ça. » 

Il faut lire en parallèle à cette quête sans fin, éblouissante de virtuosité et de profondeur, le récit autobiographique de Gao Xingjian, significativement intitulé Le Livre d’un homme seul. Il constitue une transposition romanesque de son expérience personnelle, manifestement hantée par la figure de la mère, source fondatrice d’un sens de la beauté associé à la conscience de la mort (elle fut retrouvée morte dans un camp de travail.) Les images du corps maternel, vues par l’enfant, reviennent à plusieurs reprises : « La première fois que tu as vu un corps de femme, c’était ta mère, par la porte entrouverte tu avais aperçu de la lumière […] tout cela t’a complètement lavé, tu es devenu si transparent que tu t’es transformé en un filet de conscience de la vie, comme le rai de lumière qui filtre derrière la porte. » C’est ce « filet de conscience » que l’on retrouve toujours chez Gao Xingjian, dans l’attention à tout ce qui filtre et se révèle, dans l’expérience même la plus infime. 

La création est en effet pour Gao Xingjian comme un fil tendu au-dessus du vide. L’obsession de la mort, la hantise du néant, forment la toile de fond sur laquelle se découpe le geste créateur. Elles sont comme le trou noir dont les œuvres s’extraient en autant de moments sauvés. Il ne s’agit pas de nihilisme au sens occidental du terme : Gao Xingjian ne cesse de s’en prendre à « l’individu post-nietzschéen » qui triomphe dans l’ère contemporaine. Il s’agit d’un sentiment non pas moral mais existentiel, proche de la pensée taoïste : « L’homme vient au monde dans les pleurs et les cris, il le quitte dans le vacarme. Voilà la nature humaine », affirme un passage de La Montagne de l’âme. C’est ce qui pousse l’artiste à transformer l’instant de la création en une pure joie d’existence. Face à la hantise d’un engloutissement définitif, l’œuvre est un acte de vie intense. 

Dans le noir de l’encre 

Dès l’enfance, la passion de la peinture a accompagné celle de l’écriture chez Gao Xingjian. Sa première exposition eut lieu au Théâtre du Peuple à Pékin, alors qu’il paraissait déjà suspect aux autorités politiques. Et c’est à l’occasion d’un voyage à Berlin en tant qu’écrivain, où il avait montré quelques-unes de ses encres, qu’un grand collectionneur le remarqua et devint son mécène. Ce fut le début d’une carrière passionnée et prolifique de peintre, qui fait de Gao Xingjian aujourd’hui l’un des artistes les plus recherchés des connaisseurs. Sa formation première en Chine avait été celle de la pratique – occidentale – de la peinture à l’huile. À l’occasion de ses premiers séjours en Europe, et des visites qu’il fit dans les musées, il comprit l’impossibilité d’aller plus loin, avec ce médium, que tous les grands peintres qu’il avait pu admirer. C’est pourquoi il fit retour vers la pratique ancestrale de l’encre de Chine. 

L’encre fait bien sûr la liaison avec l’activité de l’écrivain, et rappelle de ce fait les œuvres calligraphiques des lettrés chinois, où la peinture accompagnait toujours le texte. Si elle réinscrit Gao Xingjian dans l’héritage de son pays natal, c’est cependant avec des différences considérables, qui l’orientent vers la perception occidentale d’une « modernité » presque abstraite. Comme le montrent les écrits du grand théoricien chinois Shitao, la peinture à l’encre mobilise essentiellement les traits, qui condensent toute l’énergie qui traverse le corps de l’artiste. Gao Xingjian a rompu avec cette pratique en imposant celle du lavis, qui fait se répandre l’encre en grandes surfaces, ajointées les unes aux autres, et sur lesquelles peuvent se découper diverses marques graphiques. 

Voir une œuvre de Gao Xingjian, c’est s’immerger dans une profondeur onirique où apparaissent souvent des esquisses de motifs figuratifs – personnages, montagnes ou paysages, ciel et terre –, à moitié fondus dans un espace insondable où s’amorce un dialogue avec le spectateur de l’œuvre. Les plans basculent ou se chevauchent, sans que l’on sache à quelle profondeur s’enfonce le regard. Avec un art consommé du décentrement des motifs, Gao Xingjian déstabilise la vision, introduit un « écart » (comme le dirait François Jullien) avec la position frontale du spectateur. Le travail extraordinaire de l’encre sur des grands formats (alors que le médium sèche très vite, et rend la reprise presque impossible), fait apparaître tout un lacis de sutures incertaines, de bords dentelés, de superpositions et de chevauchements à la fois massifs et improbables, où semble s’esquisser la transformation d’un chaos en un cosmos intelligible. 

Un artiste protéiforme 

Si, dans ses écrits théoriques, Gao Xingjian oppose la pratique de l’écrit, qui est nécessairement notionnelle et générale, à celle de la peinture, expression première et profonde de la sensibilité créatrice, ses œuvres picturales et littéraires dialoguent entre elles, de biais. L’unité de cette œuvre tient à une extraordinaire polyvalence créatrice. Gao Xingjian a pratiqué de nombreuses fois la mise en scène de théâtre, pour les pièces qu’il a écrites, de même qu’il a produit en 2014 un opéra, Mountains and seas, Chronique du classique des mers et des montagnes, fabuleux « opéra-rock » inspiré par les anciennes légendes chinoises. Pratiquant la photographie depuis l’enfance, il s’est également orienté vers le cinéma, réalisant trois films qui associent la poésie, la peinture, le théâtre, la danse et la musique en un art qui se veut « total ». La Silhouette sinon l’ombre, réalisé en 2006, relève du cinéma expérimental. Ce « cinépoème » qui dialogue avec le cinéma d’auteur et le cinéma d’art et d’essai des années 1960 est une méditation sur la solitude de l’artiste, dans une intrigue minimale qui donne tout son poids de silence et de mystère à chaque séquence. 

C’est en 2013 que Gao Xingjian a réalisé son premier film entièrement en couleur, Le Deuil de la beauté, œuvre somme dans laquelle vient confluer toute sa création. Ce chef-d’œuvre bouleversant, où résonne le Requiem de Mozart, magnifie et célèbre à la fois la beauté classique des œuvres qui nous sont conservées, et la beauté même du deuil que l’homme contemporain doit en faire. Le film a la splendeur obscure et fascinante d’un opéra de la mort. Alors que le cinéaste refuse de le confier au circuit commercial, il a été projeté comme événement dans les plus grandes capitales mondiales. Il fut tourné dans l’atelier même du peintre, avec des acteurs figurant au premier plan, se détachant sur un fond constitué tantôt par des photos projetées, prises par Gao Xingjian dans le monde entier, tantôt par les œuvres du peintre. Le passage du noir à la couleur – très surprenant pour qui connaît les encres de l’artiste – crée un effet d’éblouissement vertigineux où la laideur même du monde contemporain trouve une beauté cinétique imprévue. 

Romancier, dramaturge, poète, metteur en scène de théâtre, cinéaste, essayiste et peintre, Gao Xingjian est un créateur protéiforme. Il est l’exemple, rare aujourd’hui, d’un artiste qui explore les possibilités d’une création neuve sans rien renier de l’héritage dont il est issu. C’est pourquoi il appelle depuis plusieurs années à une « nouvelle renaissance » artistique. Pour lui, le voyage de la Chine en France a fécondé une fièvre créatrice qui définit sa vraie identité. 

La plupart des œuvres littéraires de Gao Xingjian sont disponibles aux éditions Le Seuil, qui ont aussi publié en 2013 Gao Xingjian, peintre de l’âme, de Daniel Bergez.

Daniel Bergez

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