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Sans "ostalgie"

Article publié dans le n°1027 (01 déc. 2010) de Quinzaines

 « Je crois que je ne me suis jamais senti aussi proche de la RDA qu’après son naufrage », écrit Maxim Leo, au terme de son Histoire d’un Allemand de l’Est. Propos que pourraient reprendre bien des habitants de ce pays disparu. Il suffit qu’on se rappelle les dernières semaines de cet automne 89, ces jours qui ont précédé la chute du Mur.
Maxim Leo
Histoire d'un allemand de l'est
 « Je crois que je ne me suis jamais senti aussi proche de la RDA qu’après son naufrage », écrit Maxim Leo, au terme de son Histoire d’un Allemand de l’Est. Propos que pourraient reprendre bien des habitants de ce pays disparu. Il suffit qu’on se rappelle les dernières semaines de cet automne 89, ces jours qui ont précédé la chute du Mur.

Ces semaines sont celles de Gorbatchev acclamé à Berlin devant des apparatchiks allemands qui n’en peuvent mais, celles des rassemblements dans les églises évangéliques et des manifestations de masse dans les rues de Leipzig. Ensuite, une fois le Mur tombé, on ne retiendra du peuple de RDA que sa folle envie de connaître les boutiques de l’Ouest, que sa fascination pour les étalages et les vitrines. Les télévisions européennes et américaines passeront en boucle ces images qui traduisent avant tout l’arrogance et le mépris des « vainqueurs ». Les habitants de la RDA sont caricaturés : on les voit laids, lourds, roulant dans leur Trabant qui sentent mauvais et ils deviendront les parias ou les assistés dans l’Allemagne réunifiée.

S’il n’y avait donc qu’une seule raison de lire le récit de Maxim Leo, ce serait celle qui consiste à rendre justice à un peuple, à une histoire. Mais comme on le verra, ce désir-là n’est pas le seul qui guide le journaliste et narrateur de ce récit. Outre montrer ce qu’était la RDA, Maxim Leo veut présenter sa famille, ses grands-parents et parents, montrer, en racontant leur histoire, que, comme d’habitude tout ne se lit pas en noir ou blanc. L’histoire de la RDA est celle de ses contradictions, des rêves qu’elle incarne pour certains, du refuge et de l’oubli qu’elle peut représenter pour d’autres.

La première figure du livre, celle qui justifie l’écriture, est Gerhard, grand-père maternel de Maxim. À la suite d’un accident vasculaire cérébral, il ne peut plus parler. Personnalité importante du régime communiste, il a tout vécu, tout connu. Il donne au narrateur l’envie d’écrire : « Un homme qui ne maîtrisait plus le langage nous a rendu la parole. » Gerhard Leo (ou Oswald, selon les époques ou circonstances) est né dans une famille de la bourgeoisie juive que le nazisme a contrainte à l’exil. Gerhard a émigré en 1935 en France, connu ses premiers émois sentimentaux, vécu la guerre surtout, après une période relativement heureuse qu’il a passée comme employé dans un palace de Cannes. Engagé dans la Résistance, il a failli mourir bien des fois, emprisonné par la Gestapo et bizarrement épargné, puis comme maquisard, presque capturé par les SS qui ont pendu à Tulle les résistants. De ce temps de fraternité datent ses sympathies communistes. Il n’en variera jamais. Rentré en Allemagne après le conflit, il travaille à la rédaction d’un journal communiste de Düsseldorf, puis s’en va à Berlin, changeant encore une fois de nom et de fonctions. Nous n’entrerons pas dans le détail de ce départ soudain. Les secrets de Gerhard Oswald seront découverts après la chute du Mur et ils ont de quoi effarer plus d’un lecteur.

Gerhard transmet à sa fille Anna, mère du narrateur, ses convictions, sa foi, mais aussi ses déchirements, ses doutes, ses rages. Ce dernier mot revient souvent sous la plume de Maxim Leo pour qualifier ce que ressentent les membres de la famille mais aussi beaucoup d’anonymes croisés en divers moments cruciaux. Rage face à ce qu’est ce pays, face à ce qu’il aurait pu être. N’oublions pas qu’il incarnait l’antifascisme, une certaine idée de l’Allemagne, même si, on s’en doute, antifascisme comme Allemagne utopique étaient des façades bien commodes. Une certaine égalité existait entre hommes et femmes, et Anna l’a connue. Elle a d’abord travaillé dans la presse, puis se rendant compte que la propagande tenait lieu d’information, que l’on pouvait évoquer les crimes de Pol Pot une fois que le régime en place l’avait décidé, et pas avant, elle a renoncé. Elle est devenue historienne, a pris de la distance par rapport à toutes les croyances et mensonges qu’on lui imposait, et qu’on imposait au peuple. Les réactions attendues par les officiels lors du Printemps de Prague en sont un très bon exemple. On pourrait les multiplier. Anna ne peut partager ses doutes et ses révoltes avec son père. Elle découvrira un grand-père maternel, Erich Lessing, dissident du KPD dans les années 20, qui a connu, plus qu’elle encore, les risques de la révolte, et qui est mort, en tant que juif, dans un camp, après avoir longtemps voulu « nager à contre-courant ».

À sa façon Wolf, le père de Maxim, a su le faire : il était ce « poisson agile qui rêve de la mer et qui oublie ainsi qu’il nage toujours dans un aquarium ». Ce punk avant la lettre n’a aucune illusion sur le régime mais sa révolte reste ignorée de la Stasi, ne le conduit jamais dans les geôles du pouvoir. Il trouve sa place, en marge le plus souvent. Parfois il a de l’argent, des projets avec des amis artistes de Berlin-Ouest, parfois il survit. Encore aujourd’hui, à la retraite, il vivote, mais cela ne semble pas l’affecter. Sa gouaille et sa décontraction contrastent avec la ferveur d’Anna. Il n’oublie pas l’enfant des ruines qu’il a été, celui qui traînait dans les rues d’une ville dévastée par les bombes. Son père, Werner, l’autre grand-père de Maxim, était encore prisonnier en France, après avoir combattu dans les rangs de la Wehrmacht.

Werner est le parfait opposé, en apparence, de Gerhard. Il a été un petit nazi avant de devenir un citoyen modèle de la RDA, bénéficiant parmi les premiers d’un appartement sur la Stalin Allee, vitrine du pouvoir communiste. En sa jeunesse, ce séducteur impénitent qui tenait sur le front des Ardennes un journal grâce auquel il restait en vie, ce Werner donc, est resté insouciant et léger. S’il a perdu de sa légèreté à l’époque du socialisme réel, il ne s’est pas davantage interrogé sur un système qui reposait quand même sur l’espionnage ou la suspicion à l’égard des voisins. Une formule résume son parcours, comme celui de beaucoup de ses concitoyens : « nouvelle foi contre ancienne souffrance : tel était le pacte fondateur de la RDA ». Maxim avait moins la foi et ce grand-père l’a longtemps dérangé.

L’histoire de Maxim, Allemand de l’Est, est faite de ces mélanges que décrit le narrateur. Il est d’abord le produit de ces personnes aux convictions fortes ou à l’échine souple, et il ne porte sur elles aucun jugement. Il montre les contradictions de Gerhard qui l’emmène en France pour son premier voyage hors des frontières de « l’Est ». Retrouvant la campagne, le vieux réfugié et résistant se sent soudain apaisé, heureux, joyeux même. Il tient des propos qui surprennent son petit-fils, il est autre. Il faut dire que parmi les couleuvres qu’on lui fait avaler, ce qui tient à son origine juive n’est pas négligeable. Animateur d’une des émissions de télévision les plus connues, il a refusé de commenter un reportage hostile à Israël, ennemi juré pour la RDA dans les années 67 et suivantes, et il a été renvoyé de la chaîne. Et cette blessure n’est pas la seule. Sa fille Anna en connaîtra autant.

Si la famille est au cœur du récit, elle est située dans un cadre, montrée dans une atmosphère. On voit l’école, ses tableaux comparatifs, ses listes obligées qui vantent les mérites du système. On entend les paroles gelées et on croise les membres de la Stasi, ses informateurs, c’est-à-dire tout le monde ou presque. On pourrait reprendre l’expression qu’emploie Primo Levi dans un autre contexte, la « zone grise » : qui y échappe ? Et qu’est-ce qu’y être ?

« L’indifférence sourde » du narrateur, les débats imprévus du professeur « Ecki » à Leipzig, les jeux de travestissement menés avec des amis dans la capitale berlinoise, entre Ouest et Est, tout contribue à se donner de la marge, à échapper aux contraintes d’un régime plus souvent bête que méchant (encore que le contraire soit aussi vrai), et Maxim Leo excelle à le raconter. Son récit est honnête et ce n’est pas une mince qualité. Il n’est pas (n)ostalgique, pas davantage accusateur. Il montre des humains pris dans leurs contradictions, pleins d’espoirs, tous déçus à jamais.

Norbert Czarny

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