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Sauver le sauvage

Voici deux ouvrages qui n’en font qu’un et constituent un événement au moins dans le monde de la poésie. Le premier apporte sa contribution à la prise de conscience de la nécessité d’agir contre la dévastation de notre planète et la disparition de nombreuses espèces. Le second présente la genèse du premier et une réflexion sur la poésie.
Pierre Vinclair
La Sauvagerie (José Corti (Biophilia))
Pierre Vinclair
Agir non agir (éléments pour une poésie de la résistance écologique) (José Corti)
Voici deux ouvrages qui n’en font qu’un et constituent un événement au moins dans le monde de la poésie. Le premier apporte sa contribution à la prise de conscience de la nécessité d’agir contre la dévastation de notre planète et la disparition de nombreuses espèces. Le second présente la genèse du premier et une réflexion sur la poésie.

La Sauvagerie se fonde pour sa construction sur la Délie de Maurice Scève, grand poème d’amour du XVIe siècle composé de 449 dizains (499 dans La Sauvagerie). En tête des deux œuvres, un huitain introductif et une formule en capitales : « SOUFFRIR NON SOUFFRIR » pour Délie, « AGIR NON AGIR » pour La Sauvagerie. Si la dédicataire du poème ancien est « objet de plus haute vertu », il en va de même pour Gaïa dans le nouveau.

Sur la couverture le nom de Pierre Vinclair apparaît seul, mais la page de titre intérieure annonce « Pierre Vinclair et alii ». L’auteur a sollicité un dizain auprès de 48 poètes, Jean-Claude Pinson ayant rédigé le huitain initial. Pierre Vinclair a généralement répondu à ses invités dans les dizains qui suivent.

Essai théorique, Agir non agir retrace les différentes étapes du projet, décrit certains procédés d’écriture, explique, commente. Pierre Vinclair défendait dans Prise de vers1 (on pense à la Crise de vers de Mallarmé) une part d’illisibilité en poésie. Mais il demandait aux poètes d’aider les lecteurs à la surmonter. C’est ce qu’il met en pratique avec cet essai.

Le lieu d’action initial du collectif est la revue électronique Catastrophes (écritures sérielles & boum). Jean-Claude Pinson y a publié des articles sur le thème de la pastorale en poésie2 auxquels a répondu Pierre Vinclair par des poèmes.

Ce collectif, avec La Sauvagerie, produit un ouvrage engagé, poétiquement et politiquement. Sans qu’aucun de ses membres n’ait eu à renoncer à ses idées, il intervient pour influer sur le cours des choses par un livre utile à notre planète comme à la poésie.

Dans sa seconde section, La Sauvagerie constitue une sorte d’arche abritant en 140 dizains autant d’espèces menacées d’extinction. On y trouve bien sûr le « Prince des nuées » que Baudelaire affirmait « semblable » au « Poète ». Ici, Pierre Vinclair prend le contre-pied de l’auteur des Fleurs du mal : « le poète semblable au pêcheur dont les lignes / piègent des vivants, en a lancé vers l’internet. » Les poètes de La Sauvagerie ne se considèrent pas comme planant au-dessus de ce monde, avec des « ailes de géant ». Ce sont des humains, engagés dans des activités humaines (comme l’écriture) et coresponsables de la dégradation de l’environnement et de la disparition des espèces. Ils ont conscience de leur participation à la déforestation par la réalisation de ce livre épais et de leur contribution à la production d’électricité nucléaire par l’usage de leurs ordinateurs dans leurs échanges comme dans leurs recherches, sur Internet justement.

Nous sommes bien loin des observations directes des Histoires naturelles de Jules Renard, des abeilles et des fourmis de Maeterlinck, des Zozios de Jacques Demarcq ou des Ditelis du rougegorge d’Henri Pichette.

Les données de base scientifiques sont le plus souvent issues de Wikipédia. Les références culturelles sont omniprésentes, des plus savantes et rares aux plus populaires.

Comme dans toute épopée, des héros sont mis en avant, comme les spécialistes du GIEC ou Paul Watson, en particulier dans son combat contre les baleiniers : 

Ainsi voguait Paul sur les mers taries
(pillées), non pour sauver tel cachalot
mais toutes les (mouillées) catégories
d’espèces se retrouvant chocolat
au bout d’un hameçon ; il éructait face aux
matelots tel Poséidon agitant la mer sté
rile à Ulysse polutlas (i.e.
« à l’âme endurante ») sur le trimard :
comme s’il désirait venger LA VIE
entière de la proue du Sea Sheperd. 

Le ton épique ici contrarié par une anagramme qui rapproche cachalot de chocolat illustre un paradoxe : s’il ne peut faire couler des baleiniers, le poème bouleverse le langage, et éventuellement le lecteur. Un écrivain lui-même, par son audace d’écriture, apparaît en acrostiche dans le dizain (consacré à l’Atelopus balios, un crapaud de la famille des Bufonidae) et peut figurer également comme un héros dans cette nouvelle Iliade :

Sais-tu qu’on n’est que ce qu’on fait, bufo
Atteint de chytridiomycose, spectre
Vérolé de pseudo-pustules ? mais alors fi,
Ici, de la phénotypie des genres ! si l’on
T’abrite, ce sera pour recueillir dans notre
Zoo l’énergie sauteuse que tu partages avec le
Kangourou dendrolague, qui n’a pas droit
À sa cage, mais pas les traits suivants, eh oh !
Yeux bombés, rides, museau arrondi,
Abdomen strié, taches sur le dos. 

Ainsi l’auteur de Bufo bufo bufo (Minuit, 1986) rejoint-il le fondateur de la Sea Shepherd Conservation Society.

Le cadre strict du dizain comme le modèle de la Délie sont largement subvertis. Les formes inventées par les grands rhétoriqueurs ainsi que les jeux oulipiens envahissent ces formes courtes. Dans Agir non agir, Pierre Vinclair présente aussi cet aspect de la fabrique d’un livre « impossible ». À partir des règles de la prosodie classique, le poète invente sa propre « dramaturgie » du poème, comme l’ont fait Mallarmé, Paul Celan ou William Carlos Williams, cités en exemple.

L’unité du dizain est également remise en cause quand le poème s’étend sur deux ou trois d’entre eux. Le lecteur est parfois invité à varier son parcours dans le livre en quittant sa linéarité. Tout concourt à le ralentir et désorienter pour que les mots trouvent un poids neuf. Le dizain 61 précédant celui de Jean-Pascal Dubost s’achève ainsi : 

[…] (lecteur, si tu choisis de la voir
s’incarner en Dubost, lis la suite dans l’ordre,
mais si tu veux continuer l’épopée
rends-toi directement au 313)

Dans la conclusion de Prise de vers, Pierre Vinclair écrivait déjà à propos d’une « nouvelle poésie pastorale » voulue par Jean-Claude Pinson : « Mais même désespéré, le projet de sauver la Terre dans et par la langue ne manquerait pas de donner une tout autre forme aux textes tâchant d’opérer ce sauvetage.3 » Certains jugeront peut-être les projets militants comme celui de La Sauvagerie « désespérés ». L’auteur affirme : « Dans tous les cas, sans doute, ces projets échoueront : on ne sauve pas le monde avec un livre de poèmes, et les ambitions du poète, trop hautes, se fracasseront au contact de la dure réalité. Mais, dans ce fracas lui-même, réside la beauté.4 » 

1. Pierre Vinclair, Prise de vers, La rumeur libre, 2019.
2. Les réflexions et analyses de Jean-Claude Pinson sont parues sous le titre de Pastoral. De la poésie comme écologie (Champ Vallon, 2020) en même temps que les deux livres ici présentés. On y trouvera un commentaire de La Sauvagerie.
3. Pierre Vinclair, Prise de vers, La rumeur libre, 2019.
4. Id.

Isabelle Lévesque

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