Sur le même sujet

A lire aussi

Le Livre de l’Iran

Il arrive régulièrement un événement dans l’édition française. Il faut s’en réjouir même si la périodicité n’est pas facile à définir. À n’en pas douter, la nouvelle traduction de Pierre Lecoq du Shâhnâmeh, Le Livre des Rois de Ferdowsi, appartient à cette catégorie.
Ferdowsi
Le Livre des Rois, histoire légendaire des rois de Perse
Il arrive régulièrement un événement dans l’édition française. Il faut s’en réjouir même si la périodicité n’est pas facile à définir. À n’en pas douter, la nouvelle traduction de Pierre Lecoq du Shâhnâmeh, Le Livre des Rois de Ferdowsi, appartient à cette catégorie.

Pour un Iranien, on ne présente pas celui qu’on compare à Homère ou à Virgile et qui occupe la place de Dante en Italie, de Shakespeare en Angleterre ou de Cervantès en Espagne. Pour un Français, il faut rappeler brièvement qui était ce Ferdowsi né vers 940 à Tus, à l’est de l’Iran dans le Khorasan, et mort vraisemblablement autour des années 1020 (contemporain grosso-modo par conséquent de notre Chanson de Roland qui émerge à la fin du Xe siècle).  

À l’époque, l’Iran est encore la Perse, mais une Perse islamisée depuis la défaite des Sassanides face aux Arabes au début du VIIe siècle. Lentement donc, il a fallu reconquérir une sorte d’indépendance et dans l’histoire de cette résistance, Ferdowsi joua un rôle considérable, car il offrit à son peuple avec le Shâhnâmeh le premier monument véritable de la langue et de la littérature persanes. Il fit plus puisqu’il institua pour ainsi dire cette langue et cette littérature dont vont hériter entre le XIe et le XVe siècle : Khayyam, Nizami, Attar, Roumi, Saadi, Hafez ou Djami. On aurait continué de parler persan parce que Ferdowsi avait écrit le Shâhnâmeh. Sans lui même la langue qui sait aurait aussi été colonisée – une langue qui administra longtemps tout le Moyen-Orient à l’instar de la lingua franca qu’était le latin et qui administra l’Europe – une langue que Théophile Gautier lors de l’exposition universelle à Paris en 1867 qualifia d’italien de l’Orient, tant elle est suave.

D’ailleurs, Ferdowsi ne raconte rien d’autre que la légende des Rois de la Perse ancienne d’avant Cyrus et des Achéménides ou de Zarathoustra. On plonge, on s’enfonce dans l’épaisseur mythique de l’Iran préislamique et de l’oiseau Simorgh qui niche sur les hauteurs impénétrables du mont Damavand. Les héros combattent comme ceux de l’Iliade et de l’Odyssée ou de l’Énéide. Ils s’appellent Gayômart et Houchang, Djamchid, Féridoun, Zahâk, Zâl et Roudâbeh… ils s’appellent surtout Rostam, l’Hercule ou l’Achille iranien qui lutte avec sa monture indomptable Rakhch contre les Touraniens, Rostam qui naît d’une césarienne de Roudâbeh et de Zâl, Rostam qui épouse Tahmineh, une princesse afghane qui enfante le valeureux et le malheureux Sohrâb puisque son père, dans un des épisodes les plus poignants du Livre des Rois, le tue aveuglément. On dit, notamment Gohar Homayounpour dans Une psychanalyste à Téhéran (Bayard, 2013), que la mort de Sohrâb par Rostam fonde une part de la psyché iranienne à l’inverse de la psyché œdipienne. L’histoire moderne ne le démentirait pas, les pères en Iran, qu’ils soient Shah ou Imam, ont en effet tendance à tuer les fils.

Ces héros s’appellent encore Gordâfrid (la vaillante amazone qu’on dirait déjà sortie d’Orlando furioso de l’Arioste), Key Khosrow, Kâous, Afrâsyâb, Siyâvoch et Soudâbeh (Siyâvoch qui doit échapper aux séductions de Soudâbeh), Pîran, Faranguis, Bijan et Manijeh (les amours de Bijen, qui est Iranien, et de Manijeh, la fille du roi ennemi Afrâsyâb), Esfandyar (un autre fils que tue Rostam), Eskandar, Bahrâm Gour, Khosrow Parviz et Chirine, la douce et impartiale Chirine… Le récit est interminable ou ne s’achève qu’avec la conquête musulmane à l’origine du schisme entre le sunnisme et le chiisme iranien qui revivrait avec le culte martyrologique de l’iman Ali ou Hossein le traumatisme de la fin du Shâhnâmeh.    

Cinquante livres d’inégales longueurs composent cette épopée légendaire de « six fois dix mille distiques ». L’édition en 1 volume de Pierre Lecoq est intégrale. Une prouesse digne de Ferdowsi qui succède près de 150 ans plus tard à l’édition en 7 volumes de Jules Mohl (on se référait plutôt à la compilation de Gilbert Lazard). En France, la tradition orientaliste est donc toujours florissante, de Silvestre de Sacy à Ernest Renan ou Henri Massé, de Charles-Henri de Fouchécour, le remarquable traducteur du Divân de Hafez chez Verdier en 2006, à Michael Barry, Leili Anvar ou Isabelle de Gastines. Des illustrations, ou plutôt une série de miniatures persanes de la British Library datant du XVIe siècle agrémentent cette édition du Livre des Rois que les artistes toujours enluminèrent abondamment. Quant à la traduction, libre, allègre, elle restitue avec une très grande justesse le rythme en assemblant par le bleu d’une majuscule à l’hémistiche le long vers persan en forme de distique. Un agencement qui stimule, dynamise vraiment la lecture. « On le sait, écrit Pierre Lecoq en préambule, traduire un poète est une activité qui s’apparente à la trahison. La poésie est d’abord une musique et la musique suppose un rythme. On a donc essayé de rendre le tempo vif et animé du motaqâreb, propre à la poésie épique, par des vers libres ou semi-libres, de dix à treize syllabes, ce qui correspond à peu près au mètre original. D’autre part, la poésie persane fait un usage constant de la rime. La traduction se veut donc rimée, ou parfois simplement assonancée. »

Jean-Pierre Ferrini

Vous aimerez aussi