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Sur les traces de Mengele

Auteur, entre autres, de L’Impossible Retour. Une histoire des juifs en Allemagne depuis 1945 (Flammarion, 2007) et d’Éloge de l’esquive (Grasset, 2014), scénariste du film Fritz Bauer, un héros allemand, journaliste, Olivier Guez s’est aventuré dans le cône d’ombre du tortionnaire nazi Josef Mengele, traquant dans un roman bouleversant les trente ans de cavale (de 1949 à 1979) de celui qu’on appela l’« Ange de la mort ».
Olivier Guez
La disparition de Josef Mengele
Auteur, entre autres, de L’Impossible Retour. Une histoire des juifs en Allemagne depuis 1945 (Flammarion, 2007) et d’Éloge de l’esquive (Grasset, 2014), scénariste du film Fritz Bauer, un héros allemand, journaliste, Olivier Guez s’est aventuré dans le cône d’ombre du tortionnaire nazi Josef Mengele, traquant dans un roman bouleversant les trente ans de cavale (de 1949 à 1979) de celui qu’on appela l’« Ange de la mort ».

S’appuyant sur un solide travail de collecte d’archives, Olivier Guez prend à bras-le-corps, au travers du destin de Mengele, la question des réseaux d’évasion réservés aux acteurs du IIIe Reich (réseaux Odessa, Écluse, Araignée), des complicités dont bénéficièrent les nazis après la guerre et leur exfiltration en Amérique du Sud, aux États-Unis, au Moyen-Orient, où, reçus à bras ouverts, ils prodiguèrent leur science de la mort aux dictateurs et à la CIA. Sur le génocide des Juifs, des Tsiganes, sur les crimes nazis, l’Occident ne voulut rien savoir les premières années après la fin de la guerre, choisissant d’oublier les victimes, de laisser les bourreaux impunis. Avec brio, Olivier Guez campe l’Argentine de Perón (rappelons que « Perón et les colonels qui ont pris le pouvoir cette année-là [coup d’État en 1943] cherchaient à s’allier au Führer »), accueillant les criminels de guerre – nazis, oustachis, rexistes –, recyclant les fossoyeurs de l’histoire dans sa mise en œuvre d’une nation tournant le dos au communisme et au capitalisme. Formant un « IVe Reich fantôme », l’Argentine devient la Terre promise, l’Eldorado des fascistes italiens, des SS, des soldats de l’Ordre noir, des phalangistes. Le roman montre comment cette terre d’asile où dansent les svastikas devint le havre de milliers d’exfiltrés du IIIe Reich. S’y côtoient, entre autres, Mengele, Eichmann, Ante Pavelić, le bourreau croate, le deuxième fils de Mussolini, le rexiste Pierre Daye, le « boucher de Riga »…

La grande force du livre d’Olivier Guez réside dans les allers-retours entre le « cas Eichmann », la cavale de Mengele en Argentine, au Paraguay (sous le régime d’Alfredo Stroessner), au Brésil, et les grandes orgues d’une histoire régie par la realpolitik, où le nazisme se trouve soluble dans la modernité.

Là où, réfugié à Buenos Aires dès 1950, Eichmann plastronne, exalte l’idéologie nazie, loue le Führer auprès de fanatiques du IIIe Reich, escomptant la résurrection de ce dernier, Mengele se terre, vit traqué comme un rat, cachant son identité sous divers pseudonymes. En dépit de cette différence, une même lame de fond les relie : jusqu’à leur mort, accrochés à leur « bréviaire de la haine » (pour citer la formule de Léon Poliakov reprise par l’auteur), guerriers enivrés par les effluves spenglériens du déclin de l’Occident et par de fumeuses théories raciales, ils produiront une défense acharnée de l’idéologie « Blut und Boden », conscience et sens éthique réduits en cendres, degré zéro du remords, déni de toute responsabilité.

Après la somnolence, le refus de regarder le passé en face, après la dénazification, le souci de reconstruire l’Allemagne à coups d’amnésie collective et de clémence, la traque des hauts responsables des crimes contre l’humanité reprend, avec Fritz Bauer, procureur général de Hesse, avec ceux qui décident de chasser les nazis, Simon Wiesenthal, Serge et Beate Klarsfeld, avec le Mossad. Le monde ne peut plus dénier l’extermination des Juifs, la solution finale ; la justice internationale ne peut plus laisser les coudées franches à des dictatures devenues des « sanctuaires de nazis », abritant des criminels de guerre qu’elles enrôlent dans leur régime de la terreur. Passant des mouvements géopolitiques, des phénomènes de protection dont jouirent les nazis, de la progressive mise sur pied d’une traque des responsables de la Shoah à l’analyse psychologique d’un Mengele rongé par l’angoisse d’être capturé, l’auteur varie la focale, alterne le choix de l’échelle. Combinant le zoom et le panoramique, il éclaire une trajectoire individuelle par les soubresauts de l’histoire collective, tandis qu’il dénoue l’échiquier des complicités, des intérêts qui composent la macro-histoire, par la plongée dans l’humus biographique d’agents de la solution finale.

Placée sous la conduite d’Isser Harel, patron du Mossad, l’opération Attila réussit son objectif : enlever Eichmann (en mai 1960) et le traduire devant le tribunal de Jérusalem pour crimes contre l’humanité. Le plan comportait un second volet, qui échoua : mettre la main sur Mengele et le faire comparaître en Israël.

Celui qui, à Auschwitz, mena les pires expérimentations médicales sur les enfants, les jumeaux, les nains ; l’obsédé de la gémellité qui escomptait en découvrir le principe afin d’augmenter le taux de natalité et d’inonder l’Allemagne d’enfants blonds destinés à servir dans la SS et à envahir l’Europe de l’Est ; celui qui, en chantonnant des airs d’opéras, au nom de la pureté de la race aryenne, fit périr des centaines de milliers de victimes, Olivier Guez nous le montre rampant dans la peur après la guerre. Après avoir plongé des innocents dans l’enfer, il sombre dans le cauchemar, non celui de sa conscience mais celui qu’engendre la panique d’un être traqué, échappant de justesse à plusieurs guets-apens, avant de mourir mystérieusement noyé en 1979. Longtemps après son décès, la légende d’un Mengele toujours en vie circule. Des témoins l’identifient, repèrent sa présence aux quatre coins du globe. Des poursuites sont menées afin de le déférer devant la justice. Auréolé de rumeurs folles, incarné au cinéma dans Ces garçons qui venaient du Brésil (1978), le fantôme de Mengele continue d’errer jusqu’au jour où, acculée, la famille Mengele, qui le soutint financièrement durant sa longue cavale, rompt le silence et révèle l’emplacement de sa tombe au Brésil.

Olivier Guez ne se contente pas de rouvrir une des pages les plus noires du passé, d’élire la fiction en instrument d’un retour sur le nazisme, comme ne cessent de le faire, en un mouvement devenu pléthorique, nombre de romanciers actuels. Loin de relever de la mode de l’exofiction, La Disparition de Josef Mengele trace un récit sans pathos ni voyeurisme, qui slalome entre le « mentir-vrai » d’Aragon et le verbe comme scalpel descendant dans les ténèbres de l’humain. Compromissions de soi avec soi, abdication de la responsabilité, devenir-rouage d’une machinerie de mort, pathologies individuelles engraissant le délire collectif, embrasement du fanatisme, devenir-inhumain de l’humain, des petits soldats de la mort, complicité de l’Église catholique, d’Alois Hudal, du Vatican, des services de renseignements américains dans l’exil doré des nazis, des pays d’accueil, cynisme de la realpolitik, réseaux d’intérêt, sombres intrigues politiques, recyclage des criminels au nom de la lutte contre le communisme, Eugen Fischer, Otmar von Verschuer, « mentors » de Mengele n’ayant jamais été inquiétés par la justice, coulant des jours paisibles après avoir été théoricien de l’hygiène raciale, inspirateur de Hitler, responsable de « l’extermination des Hereros et des Namas en Namibie » pour le premier ; ancien patron d’un institut médical à qui Mengele envoyait « des échantillons de sang, des yeux vairons et des squelettes d’enfants d’Auschwitz » pour le second… L’auteur déroule une fresque de l’horreur allant de sa naissance à sa récupération, de son noyau chimique à son instrumentalisation, sa reconversion pragmatique après 1945.

[Extrait]

« Le fils de bonne famille a envoyé quatre cent mille hommes à la chambre à gaz en sifflotant. Longtemps il a cru s’en sortir aisément, lui “l’avorton de boue et de sang” qui s’était pris pour un demi-dieu, lui qui avait foulé les lois et les commandements et infligé sans affect tant de souffrances et de tristesse aux hommes, ses frères […]. Mengele, l’employé modèle des usines de la mort, l’assassin d’Athènes, Rome et Jérusalem, pensait échapper au châtiment. Mais le voilà livré à lui-même, asservi à son existence, aux abois, moderne Caïn errant au Brésil. »

Olivier Guez, La Disparition de Josef Mengele, p. 119.

Véronique Bergen