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« Tout est ligne »

Article publié dans le n°1228 (01 juil. 2020) de Quinzaines

Marche extatique à travers la grande ville rêvée de Catalogne, Barcelona consacre l'amour comme regard. Concentré de perceptions, ce petit recueil poétique vit tout d'abord au rythme des pulsions, des désirs et des explosions sensuelles. Mais déployé en cinq temps, il mène la conscience, par d'étranges chemins de naissance, de l'intime émancipation de soi à l'impérieuse indépendance des peuples.
Marche extatique à travers la grande ville rêvée de Catalogne, Barcelona consacre l'amour comme regard. Concentré de perceptions, ce petit recueil poétique vit tout d'abord au rythme des pulsions, des désirs et des explosions sensuelles. Mais déployé en cinq temps, il mène la conscience, par d'étranges chemins de naissance, de l'intime émancipation de soi à l'impérieuse indépendance des peuples.

Laurine Rousselet imprime à ses notes poétiques, au fil des années, une efficacité de plus en plus marquée, accompagnée d'une forme de vitesse due aux choix d'énoncés très courts, mimétiques des déplacements géographiques ou intérieurs. La marche, qui accompagne l'exploration de soi comme capteur, rythme dans ce journal comme dans certains de ses recueils antérieurs, les stations brèves d'une Bérénice perdue dans le Paris d'Aurélien ou d'un Paysan de Paris sensible aux enseignes, aux noms qui défilent dans les rues : « Arxiu Fotografic / Museo Barbier-Muller de Arte Precolombino » (14). L'impression d'un regard surréaliste s'installe de rencontres en collages, de hasards en détours, de bifurcations en carrefours, sans qu'on puisse toujours en identifier la source. Les poèmes s'écrivent à l'intérieur, dans une sinfonia des coups d'œil sur le réel, ou dans les débordements du réel sur la focale de l'âme. Vertigineux, saccadé et instinctif, le poème s'accroche en effet à des fragments du monde suggéré, donnés du bout du vers, sous forme de noms, d'indications de lieux, d'auteurs ou d'œuvres.

Cela relève moins du réalisme magique que du rêve conscient, au point que le corps parfois s'efface, au point que la sensibilité seule se déplace pour suivre les lignes cubistes du paysage immédiat. Quelque chose progressivement se dessine, se grave, se fixe : les sensations graphiques sont nombreuses et dialoguent avec les (trop rares) carborundum d'Antonio Ségui, dont les personnages simples et forts habitent discrètement les pages interstitielles: « Tout est ligne ». L'écriture poétique dit la réappropriation, y compris dans la conclusion organique du désir, rapatriée comme donnée fixe du sensible et de la mémoire : « le sexe offre la relation qui nous appartient. » (30) Ailleurs, ou par alternance, le corps réintègre ses droits face à la seule perception optique, au cœur d'une écriture pulmonaire, vitale, qui absorbe et qui respire, qui cherche le contenu verbal du monde dans une frénésie du sens et de l'acte.

La figure répétée de Danaé incarne cette concentration corporelle de la réception: fécondée par l'or divin du dehors, pénétrée par une pluie de perceptions, elle prépare un engendrement violent, total et fait corps avec le trésor. Les poèmes expulsent des impressions condensées, parfois tellement concaténées par l'émotion que l'on bascule dans une forme d'hermétisme oraculaire : « le rêve s'étonne ? / tant de lignes qui le dessinent sans pourquoi ».(14) La scansion des poèmes, qui peut désarçonner, s'appuie sur des architectures linguistiques où les articles s'élident, où les vers se coupent, où les mots se décapitent, à l'image du verbe crire qui est comme le personnage récurrent des recueils publiés ces dernières années. À son exemple morphologique, l'infinitif, avec son potentiel d'affirmation et de vouloir, accroche l'attention en début de vers, et parfois mute en néologisme: « S'approcher de leurs rires et de leurs jeux » 15 / « Profonder vers soi incessamment » 12 ).

Comme des notes prises à la volée, les poèmes de Barcelona dessinent des colonnes d'itinérance et de circulation : tout se lie, la marche, l'air, les parfums, les lumières, les musiques, les contacts, les restaurants, les expositions, les corps croisés, les corps aimés, les corps créés, dans une torsion généralisée de la langue : « Les images se tordent de jouir » (12). Toute maîtrisée qu'elle soit, et choisie, et sculptée, il y a quelque chose de panique dans cette écriture, de délibérément sexuel et librement amoureux, qui décrit Danaé en « affolata » majeure - ce titre de la quatrième partie qui fonctionne comme didascalie d'une partition du plaisir : 

« Sensualité appétit choc
la main entre les cuisses
décharge ventre présence
.. en une pluie d'or »

« Écarter pour mieux voir
descendre dans les formes
la situation
l'intimité emportée par l'amore
du sexe complexe de l'oubli

s'accoupler à l'ardeur
plus qu'à la nudité
le vêtement viendra couler la vérité » (79) 

Placée au centre du recueil, et comme au centre d'un triptyque, la section Amaliamour frappe quant à elle par son intensité organique. Dans cette station spécifique, liée avant et après elle à la figure de Danaé, on lit la célébration complexe de l'enfantement et d'une naissance à soi, aux sons doux d'une comptine. Ce moment spécifique et fort du recueil recourbe la conscience sur le dialogue avec l'être qui grandit en soi et le tremblement de mère qui précède l'avènement. Il  pousse le lyrique jusqu'au feu : « Dans les ravages du corps, cette nuit-là / Le réveil se tord de contemplation » (49). Toujours traversée ou habitée par une forme de violence, l'écriture de la ville se reconfigure ici en hommage au trésor intérieur qui constituera simultanément deux êtres : 

Je
recule devant moi-même
car se boucle autour de l'horizon
ton histoire de chair
à me manger sous l'horizon
notre vie de passage (49) 

Soulèvements
et suffocations par les cris insurgés
les os du pubis s'ouvrent
sou
ffrent illuminés
col grand (57) 

De cette Laurine déchirée dans ses chairs et née d'Amalia, nous trouvons peut-être une part étymologique du crire obsessionnel des origines, qui fonde aussi le dire poétique. Initié par le craquement du squelette, le réel peut surgir, mais aussi se libérer, se vivre, s'étendre, et devenir un dire politique. De l'œil ouvert sur soi et de l'enfantement organique, on passe en effet, par déplacements successifs de l'œil, à une conscience élargie du contemporain.

Comme dans le recueil précédent, l'écriture évolue vers le plan compassionnel puis vers le discours militant. Le dernier acte de ce recueil associe étroitement l'amour d'une langue, d'un peuple et d'un pays à l'intégration des souffrances qui sont les siennes. Ainsi du désir d'indépendance de la Catalogne, pris dans le flux  de cette parole affolée : 

21 septembre 2017
application de l'article 155 de la Constitution espagnole
la Catalogne  sous tutelle,
disparition de la Generalitat (91) 

Sertie dans  l'événement, la parole s'écorche au scandale de l'Histoire, tente de traduire l'indignation, la contrainte d'un peuple, l'humiliation de l'Espagne par l'Espagne. C'est autour de l'idée de terreur que s'effectue la bascule de l'Europe au Moyen-Orient. On reconnaît les préoccupations anciennes de l'auteur pour la catastrophe migratoire, les guerres atroces en Syrie ou au Yémen, l'abandon par l'Europe des peuples qui fuient la misère et la mort. 

Police des terres police des eaux
prendre la mer après des vagues d'attentats
l'inefficacité du cœur à taille humaine
éclate (93) 

Liberté, indépendance, fraternité, révolution : ce petit recueil très dense milite en réalité depuis la première ligne pour le combat, la lutte éternelle des émancipations, sans séparer l'autonomie de la personne, du corps, des régions et des peuples. Le crire est en grande partie un cri de révolution, un agir politique, une nécessité impérieuse d'exister et de dessiner les contours d'un autre monde possible. Barcelona n'est pas un voyage, c'est un précipité initiatique en cinq actes qui semble rejoindre in fine le titre d'Eluard : L'amour la politique. Sans ponctuation.

Luc Vigier

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