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Article publié dans le n°1190 (16 mars 2018) de Quinzaines

Le « Dictionnaire Flaubert » que viennent de publier les éditions Honoré Champion s’impose comme un ouvrage de référence. D’une ampleur impressionnante, il sera utile aux professeurs, étudiants et chercheurs autant qu’aux amoureux de la littérature. Mêlant connaissances érudites et éclairages esthétiques, il ouvre de multiples voies d’accès à l’un des plus grands écrivains français.
Gisèle Séginger
Dictionnaire Flaubert
Le « Dictionnaire Flaubert » que viennent de publier les éditions Honoré Champion s’impose comme un ouvrage de référence. D’une ampleur impressionnante, il sera utile aux professeurs, étudiants et chercheurs autant qu’aux amoureux de la littérature. Mêlant connaissances érudites et éclairages esthétiques, il ouvre de multiples voies d’accès à l’un des plus grands écrivains français.

Une centaine de collaborateurs, français et étrangers, ont travaillé à ce Dictionnaire, dont la gageure est de réunir l’essentiel des informations qui éclairent l’œuvre de Flaubert. Les notices alternent les entrées biographiques, historiques, esthétiques, autant qu’elles portent sur les œuvres, les personnages, les questions d’histoire littéraire ou de techniques d’écriture, et même les conceptions philosophiques de Flaubert. Au gré de l’ordre alphabétique se succèdent ainsi « Progrès », « Prose », « Prostitution », « Proust (Marcel) », « Providence » ou « Style », « Sublime », « Suffrage universel », « Suicide », « Suisse », « Symbole »… Cette diversité d’approches évite de réduire l’œuvre à quelques « thèmes » facilement identifiables et construit à l’inverse un véritable maillage qui croise les éclairages et fait pénétrer dans le laboratoire de la création. Elle est ici intimement associée à sa réception critique, contemporaine de Flaubert, autant qu’à sa postérité littéraire : Marcel Proust, Albert Thibaudet, Julien Gracq, Jean-Pierre Richard et Gérard Genette fournissent des entrées qui montrent à quel point l’œuvre de Flaubert se complexifie et se métamorphose au gré des approches critiques qu’elle suscite.

Elle est d’ailleurs presque toujours considérée dans le mouvement de son historicité, dans ses évolutions et ses métamorphoses. On sait la double nature, « lyrique » et « réaliste », que se reconnaissait l’écrivain et que dessine globalement la succession de ses livres. Elle est ici travaillée et questionnée dans plusieurs notices. Flaubert s’est lui-même approprié ces notions et les a récusées dans des modalités diverses selon les époques. Pour entrer dans cette complexité, les notices font un large usage des citations, toujours précisément référencées : non seulement des œuvres, mais aussi de la correspondance, qui est, comme on le sait, d’une infinie richesse : on y voit apparaître le vrai « bonhomme Flaubert » en deçà de l’impassibilité apparente de l’œuvre et de sa revendication – hautement paradoxale – d’« impersonnalité ». S’instaure ainsi un dialogue ramifié entre textes littéraires, commentaires proposés et réflexions personnelles de l’écrivain. 

Une vie ascétique

Flaubert lui-même, l’homme autant que l’auteur, fournit ainsi l’une des voix les plus audibles dans ce Dictionnaire. On y perçoit le créateur dans ses ambitions, ses tourments, ses emportements et détestations. Voici un autoportrait envoyé à sa maîtresse Louise Colet le 24 avril 1852 : « Je mène une vie âpre, déserte de toute joie extérieure et où je n’ai rien pour me soutenir qu’une espèce de rage permanente, qui pleure quelquefois d’impuissance, mais qui est continuelle. J’aime mon travail d’un amour frénétique et perverti comme un ascète le cilice qui lui gratte le ventre. » Flaubert est sans doute le seul écrivain de son temps à avoir fait à ce point de son travail une passion, au sens christique du terme. C’est pourquoi il peut évoquer en termes de pathologie la recherche du style, dont il faisait pourtant la finalité ultime de son œuvre : « La perle est une maladie de l’huître et le style, peut-être, l’écoulement d’une douleur plus profonde » (16 septembre 1853) ; quelques années plus tôt, il écrivait à Louise Colet dans le même registre : « On n’arrive au style qu’avec un labeur atroce, avec une opiniâtreté fanatique et dévouée » (14-15 août 1846).

Naturellement, la vie de Flaubert est éclairée par un ensemble de notices. L’une d’entre elles est utilement consacrée à Élisa Schlésinger, rencontrée par le jeune Gustave durant l’été 1836 sur la plage de Trouville et dont il semble être tombé éperdument amoureux (il écrira à Louise Colet en 1846 : « Je n’ai eu qu’une passion véritable […]. J’avais à peine quinze ans »). Cette scène fut mise en texte d’abord dans Les Mémoires d’un fou, puis reprise au début de L’Éducation sentimentale. Les précisions biographiques donnent d’utiles renseignements sur le statut d’Élisa Schlésinger (mariée à un autre homme que le père de sa fille, avec lequel elle vivait alors) comme sur les relations ultérieures entre les deux êtres, qui montrent par comparaison tout le travail de recomposition littéraire à l’œuvre dans L’Éducation sentimentale. Dans un registre proche, la notice « Amitié » rappelle et développe l’importance de cette socialité intime dans la vie de Flaubert, avec peut-être une composante homosexuelle refoulée. Le Poittevin, Du Camp, Bouilhet, ont nourri le goût flaubertien de l’amitié, autant qu’ils ont, directement ou indirectement, alimenté son œuvre, au même titre que George Sand. 

Des découvertes étonnantes

La référence précise aux confidences de Flaubert, autant que l’analyse des œuvres, permet aux auteurs de ce Dictionnaire de problématiser des notions qui pourraient paraître bien connues et somme toute assez simples. L’entrée « Réalisme », par exemple, après avoir restitué au terme sa dimension et son évolution historiques, montre ce qu’il devient chez Flaubert dans une « écriture de la désillusion qui démystifie le discours de la Morale » ; Flaubert substitue aux « colosses » que demeuraient les bourgeois de Balzac, des « petits bourgeois » chez qui « le physique prend le pas sur le moral ». Mais à peine ce rapprochement avec l’esthétique naturaliste est-il opéré que la notion de réalisme est inversée en repoussoir par les propos mêmes de Flaubert, qui maintient, contre Zola, l’exigence du style, associé au triomphe du point de vue subjectif : si, en 1878, Flaubert peut s’écrier : « Loin de moi ceux qui se prétendent réalistes, naturalistes, impressionnistes » (3 juin 1878), c’est que, de plus en plus, il pense qu’« il n’y a pas de vrai. Il n’y a que des manières de voir » (2-3 février 1880). 

Bien des pages de ce Dictionnaire apporteront au lecteur non spécialiste des révélations parfois étonnantes. La notice consacrée à Georges Perec montre à quel point Flaubert a été « un modèle à la fois terrifiant et fascinant » pour l’auteur de La Vie mode d’emploi. Non seulement il reprend son style périodique, son goût du rythme ternaire, l’emploi récurrent de l’imparfait, mais aussi sa manie des listes qu’a parfaitement commentée Claude Burgelin en parlant de « romanciers de l’hémorragie, de l’errance à vide, dans le grand puzzle troué des choses, des désirs et des bouts de savoirs ». Dans Les Choses figurent ainsi, d’après les dires de Perec lui-même, pas moins de trente à quarante références à L’Éducation sentimentale.

Symétriquement, le Dictionnaire montre aussi les influences qu’a subies Flaubert, notamment de Baudelaire. Le romancier avait particulièrement apprécié Les Fleurs du Mal ; il écrivait au poète, après avoir reçu le recueil : « Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme […]. La phrase est toute bourrée par l’idée à en craquer […], vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard. » Il est vrai aussi que, « comme Flaubert, Baudelaire cherche la poésie dans le prosaïque », qu’ils s’intéressent tous deux à la médecine, aux travaux sur les maladies nerveuses. Gisèle Séginger peut ainsi montrer de façon convaincante à quel point l’image du poème « Une charogne » a hanté le romancier, jusque dans Bouvard et Pécuchet.

D’autres entrées mêlent le paradoxe à la nouveauté de l’éclairage. La notion « Démocratie » est l’occasion, attendue, de rappeler la haine du peuple qui habitait Flaubert : « Le peuple est un éternel mineur, et il sera toujours (dans la hiérarchie des éléments sociaux) au dernier rang, puisqu’il est le nombre, la masse, l’illimité » (29 avril 1871) ; Flaubert s’emporte de même contre « l’instruction “gratuite et obligatoire” », et qualifie le suffrage universel de « honte de l’esprit humain ». Cette détestation jamais démentie fut à l’origine du projet de Dictionnaire des idées reçues. Mais la notice montre comment, paradoxalement, l’écriture de Flaubert intègre la structure démocratique par « une forme singulière d’égalisation », une « neuve horizontalité », qui gagne même le caractère « hésitant » du « statut de l’individu » chez le romancier. L’idée se retrouve, sous-jacente, dans le remarquable article « Ironie », qui oppose à la voix du pamphlétaire voltairien la « dérision généralisée » que pratique le romancier. En faisant « résonner les prises de parole des personnages comme des citations », le « dit-il dérape en un on-dit » et l’ironie s’insinue, réversible, signifiant l’« égalité de tout » ; en ce sens, « l’ironie est le ton du roman démocratique ». On trouvera dans ce Dictionnaire des réflexions tout aussi pertinentes et stimulantes sous des entrées comme « Bêtise », « Croyance », « Imparfait », « Lyrisme », « Proust », « Richard (Jean-Pierre) », « Romantisme », « Société », « Temporalité », sans compter naturellement celles, fort bien conçues, qui sont consacrées à toutes les œuvres de Flaubert.

Quelques lacunes 

Une tentative d’une telle ampleur présente nécessairement quelques lacunes, qu’on peut souligner au passage. N’aurait-il pas été utile, par exemple, de questionner la notion d’« empathie », qui constitue le ressort caché, ou le repoussoir, de bien des pages de l’œuvre (notamment pour Madame Bovary ou Félicité, l’héroïne d’« Un cœur simple », dont la fin se maintient dans l’ambiguïté de l’émotion partagée et de l’ironie implicite) ? On aurait pu aussi analyser et commenter le « nous » qui, au tout début de Madame Bovary, introduit un système d’énonciation avec narrateur intradiégétique qui disparaîtra de toute la suite du livre : il semble n’en être question ici, curieusement, qu’au détour d’un exposé sur la « Sociocritique ». Quant au « rien », qui a représenté un moment une figuration importante de l’ambition esthétique de Flaubert (« faire un Livre sur rien », confessait-il) et semble annoncer la vacuité assez générale de L’Éducation sentimentale, on s’étonne qu’aucune réflexion développée ne lui soit consacrée, en dehors d’une rapide mention à propos d’« Un cœur simple ». Elle aurait permis pourtant de lier l’autonomie revendiquée du « style » à la disparition du « sujet » d’écriture et de faire comprendre à quel point Flaubert annonçait l’une des lignes de force de la littérature du XXe siècle. Associés à cette poétique du vide et du suspens qu’il pratique, les « silences » de Flaubert, auxquels Gérard Genette a consacré naguère une remarquable analyse, auraient pu fournir une entrée : ils informent simultanément sa stratégie d’écriture, sa perception du monde et son esthétique.

À l’inverse du silence, dont il n’est peut-être que l’équivalent inversé, le schème de la répétition aurait sans doute aussi mérité d’être mis en évidence et interrogé ; ce mécanisme, qui active le schéma relationnel de Bouvard et Pécuchet, est déjà mis en évidence à la fin de L’Éducation sentimentale : Frédéric et Deslauriers, qui dérivent des deux héros que Flaubert avait imaginés pour la première version du roman, sont les doubles symétriques l’un de l’autre ; et une fois achevées leurs aventures, ils se les racontent lors d’une dernière rencontre ; les événements deviennent alors paroles, et le roman se termine par leur reprise en écho : « — C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Frédéric. / — Oui, peut-être bien ? c’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Deslauriers. » On pourrait y voir une aporie ironique du réalisme, conduit à la répétition sans fin de ce qui est, où ne subsiste finalement que le fait même de dire, l’acte littéraire par excellence. De ce psittacisme à haute valeur esthétique le perroquet d’« Un cœur simple », Loulou, pourrait représenter l’emblème : c’est lui qui, fantasmatiquement, achève le récit en dominant la mort de Félicité. Autour de cette problématique du double et de la répétition, on aurait pu citer Marthe Robert, qui a éclairé l’œuvre de Flaubert à partir d’un petit texte de Freud, bien connu maintenant grâce à elle, Le Roman familial des névrosés, présentant les types de l’« enfant bâtard » et de l’« enfant perdu », entre lesquels aurait toujours oscillé Flaubert. On en dirait de même de René Girard, absent de ces entrées, alors que l’œuvre de Flaubert permet de mettre à l’épreuve ce qu’il a nommé le « désir triangulaire », qui fait intervenir un objet médiateur : telle est la fonction symbolique du « châle » de Marie Arnoux au début de L’Éducation sentimentale, suggérant dès l’abord la méprise, et l’échec futur, de la passion amoureuse naissante de Frédéric.

Inévitables, de telles réserves n’altèrent en rien la qualité de cet ouvrage, qui propose avec grande rigueur un état présent des études flaubertiennes. Par son ambition comme par la qualité de sa réalisation, il montre assurément la vigueur inentamée de la recherche universitaire sur un écrivain qui demeure une source de questionnements passionnants.

Daniel Bergez

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