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Les innocents de Flaubert

Marie Depussé (1935-2017) a écrit un texte sur Flaubert intitulé « Les innocents » et paru à l’initiative de Pierre Pachet dans « La Nouvelle Revue française » (1er juin 1979, no 317). Dans ce texte, elle s’appliquait à montrer en quoi certains personnages de Flaubert sont épargnés en raison de leur innocence.
Marie Depussé (1935-2017) a écrit un texte sur Flaubert intitulé « Les innocents » et paru à l’initiative de Pierre Pachet dans « La Nouvelle Revue française » (1er juin 1979, no 317). Dans ce texte, elle s’appliquait à montrer en quoi certains personnages de Flaubert sont épargnés en raison de leur innocence.

[ Extrait ] 

« Je bois à la destruction de l’ordre actuel, c’est-à-dire à tout ce qu’on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, État. Tous applaudirent, et Dussardier principalement[1]» Au-delà du ridicule, l’adverbe marque une place princière dans l’écoute. « Le spectacle des injustices lui faisait bondir le cœur. Il s’inquiétait de Barbès ; il était de ceux qui se jettent sous les voitures pour porter secours aux chevaux tombés. Son érudition se bornait à deux ouvrages, l’un intitulé Crimes des Rois, l’autre Mystères du Vatican. Il avait écouté l’avocat bouche béante, avec délices. »

Dussardier remplit les mots de ce qu’il connaît, comme on illustre un principe. Un glissement se fait sans peine du Monopole ou de la Hiérarchie, qu’il ne comprend pas, à l’injustice, dont il connaît les spectacles. Les images entassées exercent sur lui une poussée qui le fait émerger à la surface du dialogue. Il parle comme on déborde : « Enfin, n’y tenant plus : — Moi, ce que je reproche à Louis-Philippe, c’est d’abandonner les Polonais. »

Sa phrase tombe, dans la conversation, comme un caillou. Persuadé que les mots ne ratent pas les choses, il fait entrer les Polonais là où aucune nostalgie ne les attendait. « Un moment, dit Hussonet, d’abord la Pologne n’existe pas. C’est une invention. » La péroraison est enrayée, non seulement par les Polonais, mais par l’irruption d’un « moi-je » où le moi et le « je » cessent d’être antinomiques et semblent, l’espace d’un instant, abolir la coupure de l’énonciation à l’énoncé. Parce qu’il va se battre pour la République comme il va au travail, le « moi-je » de Dussardier a ce dont rêvait Flaubert, de l’« assiette ».

Il interrompt le travail de maçonnerie des moi-politiques, suspend les autres au vide de leur parole. Il ouvre la même faille dans une conversation sur les femmes, où on lui demande, comme on interroge un idiot, de donner son avis :

« Soyons Gaulois, nom d’un petit bonhomme ! et Régence si nous pouvons ! Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire !

— Il faut passer de la brune à la blonde ! Est-ce votre avis, père Dussardier ?

Dussardier ne répondit pas. Tous le pressèrent pour connaître ses goûts.

— Eh bien ! fit-il en rougissant, moi, je voudrais aimer la même, toujours !

Cela fut dit d’une telle façon qu’il y eut un moment de silence, les uns étant surpris de cette candeur et les autres y découvrant, peut-être, la secrète convoitise de leur âme. »

Dussardier se tient, « en rougissant », au point de l’impossible passage du secret dans la transparence et au point de rupture où la tension vers la clarté, en multipliant l’aveu, le brise (d’une virgule à l’autre, dans le redoublement de « même » par « toujours »). Ça ne fait rire personne. L’effet de stupeur, ou effet d’« âme », que Flaubert prête à cette phrase limpide tient du lapsus et du mot d’esprit, par son pouvoir d’arrêter la foire du langage. Dussardier, qui rêve de communication pure, interrompt l’échange, n’ayant rien à échanger : instant de silence où la bêtise se tait, où révérence est faite, par surprise, au secret du désir. Flaubert fait rarement au langage la grâce d’une telle panne.

Marie Depussé, « Les innocents », La Nouvelle Revue française, 1er juin 1979, no 317

*

Pour Marie Depussé, Dussardier ou Marie Arnoux, dans L’Éducation sentimentale, Charles, dans Madame Bovary, ou Félicité, dans Un cœur simple, appartiennent à la catégorie des innocents. Par « innocent », elle entend quelqu’un qui entretient un rapport singulier à la vérité du langage, une sorte de croyance illusoire dans les mots qu’elle désigne par l’expression : le blocage du sens. « Si la “bêtise consiste à vouloir conclure”, Flaubert réserve sa haine à l’arrêt du sens par un coup de force. Appelons innocence l’arrêt du sens par un acte de foi. L’espace de l’innocence est borné par une illusion sur les mots. Charles, comme Marie Arnoux, croit que les mots disent toute la vérité, même s’il ne la comprend pas. » Et Flaubert, ajoute Marie Depussé, suggère que cette croyance n’est pas sans privilèges : « Elle crée dans le langage un lieu de repos, qui fait rêver le copiste. » 

Une part importante de l’article est réservée à la relation entre Marie Arnoux et Frédéric Moreau : comment, à chaque fois, Mme Arnoux bloque les rêves de Frédéric. « Je n’ai rêvé que de vous, dit-il. Elle le regarda d’un air calme : les rêves ne se réalisent pas toujours. » Marie Depussé insiste sur le fait que Mme Arnoux ne parle qu’en tant qu’épouse et mère, qu’elle n’occupe que la place du lieu commun : « Cette place est dessinée par quelques mots, mots-barrages à l’abri desquels la répétition peut écrire l’héroïsme et l’idiotie d’une vie. Pour Marie Arnoux, le mariage, la maternité ; pour Dussardier, la République. » Mme Arnoux, Dussardier, Charles ou Félicité sont chacun « assis au pied de la lettre », avant que ne se mette, pour finir, à vaciller leur certitude. « Ils sont pris dans la lumière de la correspondance postulée entre les mots et les choses. D’où la jouissance de leur écoute et la tranquillité indébusquable de leur parole. » 

Avec le blocage du sens, Marie Depussé relit Flaubert à la lumière de trois autres notions : la répétition, le visible et le vacillement de la lettre. Marie Arnoux, Dussardier, Charles ou Félicité répètent les gestes de leur vie ordinaire, « sans revendication », se délivrent de « l’obsession de s’inventer une vie », à la différence de Frédéric ou d’Emma Bovary. De même, l’innocent, lorsqu’il parle, « se donne à voir » pour lui-même, s’incarne dans la vérité de son corps. Il ne cherche pas à se figurer dans les mots. Son corps demeure en repos dans une « harmonie picturale ». Si, pour Frédéric, Mme Arnoux s’offre au début du roman « comme une apparition », cette apparition possède « un effet de vérité, qui est de réduire la déclamation de Frédéric au silence ».

Le passage que cite Marie Depussé, à cet endroit, est drôle, comme souvent d’ailleurs ce qui requiert son attention chez Flaubert : « Frédéric ne rencontre que des trains de citations, qui lui facilitent la totalisation du monde. “Les prostituées qu’il rencontrait aux feux de gaz, les cantatrices poussant leurs roulades, les écuyères sur leurs chevaux au galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes les femmes lui rappelaient celle-là, par des similitudes ou des contrastes violents.” Si seulement il croisait une écuyère sous un bec de gaz, ou une prostituée à cheval – alors, peut-être, le monde se peuplerait un peu, mais il serait moins facile de dire “toutes les femmes”. Marie Arnoux n’a sur lui qu’un effet exemplaire : elle épuise son discours. Elle paralyse le discours de l’amour comme Dussardier arrête les discours politiques. »

Mais le blocage du sens, l’ordinaire de la répétition ou la souveraineté du visible finissent par vaciller « hors de la lettre des mots ». Le mariage et la maternité n’agissent plus de la même manière pour Mme Arnoux. Quant à Charles et à Félicité, ils succombent ensevelis par le chagrin, l’un en se confondant d’amour avec la folie d’Emma, l’autre en ressuscitant dans son perroquet Loulou. « […] — comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît ; — et, quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entr’ouverts, — un perroquet gigantesque — planant au-dessus de sa tête » (Un cœur simple). Néanmoins, la mort de Dussardier, qui se fait tuer en criant « Vive la République ! », posséderait la vertu, écrit Marie Depussé, d’arrêter une dernière fois le sens. « En rêvant la littérature comme copie, Flaubert avait les innocents comme point de mire, la copie supposant le rapport à un tout qui est n’importe quoi : comme dans la casquette de Charles, toutes les articulations doivent venir s’y emboutir. Elle est la seule réponse à la fuite du sens qui échappe à la bêtise, pour qui n’a pas la chance, au départ, d’être innocent. » 

[1]. Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, in Œuvres II, texte établi et annoté par Albert Thibaudet et René Dumesnil, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952.

Apostille : Je remercie André Lacaux, qui m’a rappelé l’existence de ce texte, l’un des tout premiers publiés par Marie Depussé en vue d’une thèse sur Flaubert, mais dans lequel on entend déjà la ponctuation si singulière de sa pensée et de sa parole, celle qu’on retrouve dans tout ce qu’elle écrira plus tard, en rendant grâce à d’autres innocents, à commencer par les « pensionnaires » de la clinique de La Borde dans Dieu gît dans les détails (P.O.L., 1993).

Un hommage à Marie Depussé aura lieu le 22 mars 2018 à 19 heures, au café de la Mairie (8, place Saint-Sulpice 75006 Paris). Réservation indispensable : < hommageamarie@orange.fr > 

Jean-Pierre Ferrini

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